dimanche 18 janvier 2009

Note de lecture : Claude Imbert

Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest
de Claude Imbert


Claude Imbert est pour moi une énigme. Sa façon d’écrire – comme d’ailleurs sa façon de parler, même si le langage dont elle use en ce cas est fort différent (1) – m’amène à me poser une question qu’elle n’est pas seule à me suggérer : une expression complexe, dont l’objet reste souvent obscur, est-elle le signe d’une grande profondeur de pensée ou plutôt l’empreinte d’une imposture ?

Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest (2) (ne craignez pas de comprendre que Lévi-Strauss EST le passage) est un livre dont la lecture réclame une attention soutenue. Et qui exige même – du moins en ce qui me concerne – de renoncer à bien comprendre certaines phrases sous peine de s’interrompre définitivement. Un exemple parmi une foule d’autres : comparant une certaine pente sur laquelle s’aventure Tristes Tropiques avec l’émergence au XIXe siècle d’un certain roman, elle évoque cette dernière comme ceci : « Un lieu d’objectivité avait pris son indépendance qui ne s’oublierait pas, rivalisant avec une phénoménologie de sens commun, déjà entravée par sa courte stylistique et contrainte à arguer – manière suicidaire ? – de son propre régime d’énonciation comme l’alibi d’elle-même et le principe ou l’origine de tout autre. » (p. 86) On pourrait supposer qu’il s’agit d’opposer deux écritures, la plus ancienne souffrant d’insuffisances d’expression et compensant ce handicap en s’érigeant en point de départ de la nouvelle, au risque de se saborder. Mais on doit immédiatement convenir que la phrase contient bien plus que cela. Le lieu d’objectivité […] qui ne s’oublierait pas, c’est la proclamation de la victoire de l’écriture nouvelle, soit. La phénoménologie de sens commun, c’est déjà plus obscur ; qui vise-t-elle, sinon la mauvaise littérature ? Or, la question est d’importance, car c’est précisément ce dont la nouvelle écriture aurait triomphé, au point de rester comme une voie encore parcourue par Lévi-Strauss dans la deuxième partie de Tristes Tropiques. C’est bien là que surgit le malaise. À force d’être synthétique, à force de concentrer en une phrase une idée qui mériterait un paragraphe, sinon un livre, Claude Imbert inflige au lecteur quelque chose comme une offense. Suis-je insuffisamment informé ? Aurais-je dû lire toute l’œuvre de Claude Imbert, voire tous les auteurs qu’elle cite, avant d’entreprendre cette lecture-ci ? Une phénoménologie de sens commun […] contrainte d’arguer, est-ce vraiment dicible ou serait-ce moi qui suis incapable d’accepter une haute stylistique qui réifie une abstraction pour en mieux décrire le sens ? Voilà les questions qu’il me paraît malaisé de ne pas se poser.

Le regard de Claude Imbert sur Lévi-Strauss, c’est bien sûr celui d’une philosophe, d’une logicienne (elle ne craint pas d’intituler un des chapitres du livre "De Rousseau à Wiener »), mais surtout d’une spécialiste de l’esthétique. Et elle surplombe l’ethnologie avec cette façon qu’ont les philosophes de surplomber les autres disciplines, ainsi que Pierre Bourdieu le dénonça si souvent (3). Ce qui ne justifie pas d’avoir la naïveté de croire que pareille position ne dispose pas à certaines lucidités. Il est ainsi des passages de son livre qui charment par l’acuité de certaines analyses, même si c’est l’approche esthétique qui domine. Comme ceci :
« On sait quel scandale a suscité Delacroix pour avoir peint dans Le Sacre de Trajan un cheval rose, à l’encontre des traits épiphaniques attendus : alezan, bey, arabe ou anglais, marques de noblesse qui apparient le pur-sang à son impérial cavalier. Mais précisément la peinture impose ses dimensions et sa logique. (Puisque, sur son aveu, Lévi-Strauss fut grand lecteur de Cervantès, on se souviendra que Don Quichotte transforme en nom de gloire, l’événement du baptême de son pauvre cheval – Rocinante, c’est-à-dire rocin-antes, ce qui n’était auparavant qu’une pitoyable rosse. Par quoi il entrait dans le commerce de Bucéphale, du cheval de Bayard et du destrier de Roland à Roncevaux). Le cheval rose de Delacroix scellait une connivence avec les chevaux de Paolo Uccello – on sait comment sa Bataille de San Romano distribuée en trois volets (et particulièrement celui du Louvre) a servi le surréalisme.
De telles articulations adhérentes dessinent un motif propre, pour un contexte qu’elles filtrent et codent, dans le cas d’Uccello une bataille oubliée, peinte comme un tournoi et un charivari de couleurs, de cuirasses éclatantes et d’étendards, en même temps qu’elles en convertissent les emblèmes en matière cognitives – on voudrait dire, comme Mallarmé : en
denrée mentale. Cézanne y a engagé ses pommes, ses nappes blanches, ses horloges noires, ses coquillages et ses vases, pour un champ érotique qui n’avait pas à être montré comme tel, tassé précédemment dans la pure violence gestuelle de ses premiers tableaux – scènes de viol ou de meurtre, charbonnées et glauques. La nappe blanche prise de Balzac et défiant La Peau de chagrin, fut son principe d’étalement , précisément en refusant que la toile soit un miroir dramatique. Les peintres avaient tôt déjoué cette unité d’action que Kant érigeait en principe transcendantal, distribuée dans nos langages propositionnels, nos peintures scénographiques et nos intrigues historiennes.
Le masque (4), tel qu’inscrit sur le spectre d’un visage, expose également une sensorialité et son mode d’expression : odorat, goût, sensibilité épidermique, éblouissement ou acuité de l’œil, et ouïe – paroles, chants humains, chants d’oiseaux, tonnerre ou crécelles qui vont avec le costume et introduisent le tremblement de terre dans le registre des traits familiers – et tous ensemble ils circonscrivent la manière dont sont codés les fragments du réel qui les mobilisent. Tandis que d’autres traits ourlent le dehors de cette gamme, ainsi un bruit de mastication perçu comme une infraction. Il vaut à l’épouse qui y a montré son excès d’être chassée. De par sa collection de traits différentiels le masque affiche l’intelligence sensible dont il relève lui-même, et le régime de correspondance dont se construit son univers cognitif. Le masque et le spectre de visage qu’il s’approprie exhibent une carte mentale. Il affiche les options qui modulent une sensibilité en acte, ses prégnances et ses objectivations, sans privilège pour la discursivité. On touche à ce qui est la détermination même de tout art et de tout savoir, sous-jacent aux significations qu’il délivre : son
art poétique. Non pas les traces de sa fabrication besogneuse (temps, matériaux, apprentissage et atelier) souvent tenues secrètes ou réservées aux initiés, mais l’indication des dimensions sur lesquelles il se construit et en faveur desquelles il abandonne sa matérialité. On rendra hommage à Kant d’avoir tenté de le dire, mais dans une syntaxe de jugement, selon des déterminations négatives et contraintes : un jugement sans intérêt, sans objet, universel et nécessaire, comme une machination inéluctable dont il exhibe le bon fonctionnement. » (5) (pp. 178-182)
Je ne suis pas retourné consulter La Voie des masques, malgré l’envie que m’en donnait une approche qui accompagne en partie celle de Lévi-Strauss, mais qui s’en écarte également à bien des égards. Peut-être approfondirai-je cela prochainement.

Mais au fait, quel est exactement le sujet du livre ? Si l’on s’en tient au titre, repris d’ailleurs dans l’intitulé d’un sous-chapitre, l’ambition de Claude Imbert est de montrer que la pensée de Lévi-Strauss témoigne d’une avancée à contre-courant (vers l’Occident plutôt que vers l’Orient) qui dévoile des déterminations mentales du XXe siècle. Là où, implicitement ou explicitement, le sens donné au qualia (6) par Descartes, Kant, Delacroix, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Manet, Warburg, Proust, Wittgenstein, Benjamin, Merleau-Ponty, et d’autres encore, heurte une impasse, Lévi-Strauss trouve le passage. Et il le trouve, non du côté de la sagesse orientale, mais du côté de la sauvagerie occidentale. Ce qui est donné à voir, par exemple dans les musées ou les expositions, peut fermer le sens de la même façon que les objets ethnologiques exhibés dans le monde occidental peuvent n’être vus que comme des étrangetés bien faites pour conforter l’idée lévi-bruhlienne de pensée primitive. Mais l’itinéraire de Lévi-Strauss, l’universalité de ce que recherche les Mythologiques, inverse le rapport troublé au musée classique. « La Visite au musée s’y trouve confirmée par son exigence d’un lieu sans assertion et sans modalité, mais non sans affect, tout à l’inverse puisque s’ouvre le lieu intense et pourtant dépassionné de leur écolage. À ce point, on ne sait plus trop en vertu de quelles urgences et pour quelles bonnes raisons l’affect avait été rejeté dans l’implicite comme s’il y attendait encore sa dicibilité. C’est bien ici que ce j’existe entre nous et rien, dit entre Taxila et le Kyong, liait la découverte de la collection de Boas aux premiers moments du séjour new-yorkais à La Voie des masques qui en achève la reconnaissance et paie son tribut d’intelligence. Et tout ce trajet effectue le passage du nord-ouest. Une fois payée la dette aux peuples amérindiens et à leur mémoire barrée, il était ouvert comme par surcroît aux inquiétudes et aphasie des temps modernes. » (7) (p. 224) C’est ce que Claude Imbert appelle « la version mentale du passage du Nord-Ouest » (p. 210), inscrivant ainsi les objets ethnographiques dans les débats esthétiques de l’Occident. « Affronter cette question c’était reprendre, conjurer l’un après l’autre, tous les termes d’un compromis peu satisfaisant entre le primitif, l’ethnographique et l’esthétique. La question serait non plus que voir ? mais comment voir ? et libérer l’œil d’un devoir d’identification en termes de choses et d’événements », écrit-elle (p. 189).

Ce questionnement est-il légitime ? Ne brave-t-il pas les raisons qui poussaient André Leroi-Gourhan (8) à refuser de regarder les productions les plus belles de la préhistoire comme des œuvres d’art ? Je ne le crois pas, parce que, si la première démarche doit bien être celle de la défamiliarisation, la dernière n’interdit pas de retrouver les constantes familières qui attestent d’une certaine universalité.

Claude Imbert atteint-elle pour autant la dimension désespérée de Lévi-Strauss ? Peut-être. Moins sans doute dans le devenir de l’homme que dans son irréductibilité : « les choix entre les destinées n’ont plus d’évidence si on mesure l’ambition à la physique du monde et son grouillement entropique d’atomes en désordre » (p. 132).

J’en termine, renonçant à nombre d’autres observations que la lecture du livre de Claude Imbert suggère (9). Et j’en termine en citant un extrait qui dit peut-être mieux que n’importe quel autre de quoi elle parle :
« Le serpent change de peau, sa mue est un emblème de renouveau, et il arrive que dans ses mythes l’Amérindien se défasse d’une enveloppe squameuse. Baudelaire a montré, mais aussi bien Carlyle et Warburg, que les hommes changent de costume, de parure, de gestes, et de visage – parce qu’il doit être vrai qu’ils sont toujours à la recherche d’un faire face que la biologie ne leur a pas donné. Comprendra-t-on enfin que nos langages se desquament ou se surchargent, se déplacent ou se stratifient – l’histoire le prouve assez aisément ? Contre quoi aucune rhétorique ne prévaudra. » (p. 112-113)

(1) Pour se faire une idée de sa langue orale, on peut écouter – à titre d’exemple – la conférence qu’elle a donnée le 11 mars 2006 dans le cadre du colloque "Proust dans l’œil des philosophes" sous le titre "Les échasses du temps" (lien Internet : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1105)
On découvre qu’elle parle moitié en lisant, moitié en improvisant, qu’elle cherche parfois très longuement ses mots et qu’elle expose ce qu’elle appelle des notes sans aucunement annoncer un plan, un projet ou même une idée directrice. Certaines fautes répétées se révèlent étranges : je ne parle pas des néologismes un peu barbares du genre blasonnage ; j’évoque les quatre occurrences au moins qui la voit employer le pronom lequel en lieu et place de laquelle. Tout ceci dit sans vouloir l’accabler, mais pour mieux faire comprendre l’énigme, car ce qu’elle dit est bien loin d’être privé d’intérêt.
(2) Claude Imbert, Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest, précédé d’un texte de Claude Lévi-Strauss, Indian Cosmetics, Editions de l’Herne, Carnets, 2008.
(3) Surplomb à la fois du pôle "mondain" (droit et médecine) et du pôle scientifique. Cf. notamment Pierre Bourdieu, Homo academicus, Éditions de Minuit, 1984, p. 99 et ss.
(4) Elle parle ici du masque tel que Lévi-Strauss en traite dans La Voie des masques (Note JJ).
(5) L’extrait peut sembler long, mais il est encore bien court pour permettre de juger du type de réflexion auquel Claude Imbert se livre.
(6) Claude Imbert se réapproprie ce mot, cher à Daniel Dennett, et dont on usa si souvent pour étudier Spinoza.
(7) C’est le dernier paragraphe du livre.
(8) André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Éditions Lucien Mazenod, 1971.
(9) M’intrigue, par exemple, la référence que Claude Imbert fait au schéma triadique deleuzien, repris par Édouard Delruelle dans son Lévi-Strauss et la philosophie (De Boeck, Bruxelles, 1989) (cf. pp. 107, 113 et même 123). Dans un tout autre domaine, m’intrigue aussi la faute grossière qu’elle commet page 218, en usant de l’expression « mis à jour » en lieu et place de « mis au jour », faute que Lévi-Strauss commet également dans Tristes Tropiques (cherchez, vous trouverez).

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3 commentaires:

  1. Dans un tout autre domaine, m’intrigue aussi la faute grossière qu’elle commet page 218, en usant de l’expression « mis à jour » en lieu et place de « mis au jour », faute que Lévi-Strauss commet également dans Tristes Tropiques (cherchez, vous trouverez).

    Voir §570 5 du Bon Usage : certains auteurs (qu'il vaut mieux ne pas imiter en cela) emploient mettre à jour pour mettre au jour : Cocteau, Bernanos, Morand, Henriot, Etiemble.

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  2. J'ai entendu des réflexions de Claude Imbert sur les stoïciens où elle fait intervenir Baudelaire. Des propos brillants qui demandent pourtant un examen approfondi. A partir de quel système de valeurs s'exprime-t-elle?

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    1. Je n’ai pas eu l’occasion d’entendre ces propos-là, ce qui, déjà, me contraint à retenir tout ce que j’aurais envie de dire à propos des valeurs auxquelles Claude Imbert adhère. Mais je dois ajouter que, d’une manière plus générale, je n’ai pas cette envie et je suis totalement incapable de répondre à votre question. Que vous puissiez vous risquez vous-même à avancer une hypothèse à ce sujet ne me déplairait pas.

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