jeudi 19 février 2009

Note de lecture : Maurice Godelier

Au fondement des sociétés humaines
de Maurice Godelier


Maurice Godelier a plus d’un mérite. D’abord, cet important souci de concevoir son travail d’anthropologie dans le cadre d’une réflexion sur l’évolution de la discipline. Et puis celui, complémentaire, d’aborder l’interprétation des traits culturels observés à partir de questions fondamentales, et principalement de celles qui portent sur l’origine du fait social, sur l’origine de la société en tant que tel. C’est de tout cela qu’il nous parle dans Au fondement des sociétés humaines (1).

Le livre prétend synthétiser les idées de son auteur, telles qu’il les a exprimées dans ses précédents ouvrages. Mais il est plus que cela, car ces idées n’ont pas cessé d’évoluer et on en trouve, dans Au fondement des sociétés humaines, la version ultime. Il semblerait que Maurice Godelier rende plus volontiers compte de la manière dont changent les idées véhiculées autour de lui que les siennes propres, ce qui après tout est assez normal. Ainsi, il insiste sur la façon dont les théories généalogistes et déconstructionnistes de Lyotard, Deleuze, Foucault et Derrida, de même que la reformulation des théories freudiennes par Lacan, ont finalement bouleversé l’idée que les fondements de la société résidaient dans les règles de la parenté et dans les rapports économiques. Et il affirme que le fondement des sociétés – ce qui entretient le sentiment d’identité du groupe social –, c’est ce qu’il appelle le politico-religieux ; entendez les rapports de pouvoir et les croyances.

J’en fais l’aveu : je ne suis pas convaincu. D’abord parce qu’il me semble que Godelier extrapole un peu trop facilement. Les observations qu’il réalisa chez les Baruya, comme d’ailleurs les parallèles qu’il tente avec d’autres sociétés, sont certes très intéressants. Ils ne me paraissent néanmoins pas de nature à justifier une opinion aussi carrée que celle qui consiste à prétendre que toute société ne se maintient qu’en raison des rapports de pouvoir et des croyances qui unissent ses membres. Il faudrait évidemment, pour être en droit de le critiquer sérieusement, passer en revue une foule de faits et d’arguments qu’il développe sans faiblir dans tout l’ouvrage. Mais ce n’est pas une simple note de lecture qui y suffirait ; il faudrait rédiger un véritable mémoire, qui n’a pas sa place ici. Je vais me contenter pour l’instant d’émettre une réflexion au sujet de l’évolution des sciences sociales en général, et de Maurice Godelier en particulier. Et puis d’analyser brièvement un point précis : celui du primat de l’imaginaire sur le symbolique.

Lévi-Strauss aime rappeler que l’ethnologie, de même d’ailleurs que la sociologie, n’est pas une science. Non qu’il souhaite que l’exercice de ces disciplines fasse l’impasse sur la rigueur à laquelle toute science est soumise. Mais parce qu’il existe, au sein même de l’objet de ces disciplines, diverses choses qui compromettent la qualité des résultats obtenus. Ce qui distingue la science de la philosophie, c’est le caractère cumulatif des savoirs scientifiques. Or, si l’on a pu nourrir l’espoir – notamment dans les années 60 et 70 (2) – que les savoirs ethnologiques et sociologiques finiraient par s’accumuler, on doit aujourd’hui déchanter. Ce n’est pas seulement le sujet qui a fait son retour, c’est aussi le parti pris philosophique. Une cloison relativement étanche a longtemps été dressée entre la sociologie et la philosophie, de telle sorte que les opinions de celle-ci ne déterminent pas les recherches de celle-là. Lévi-Strauss et Bourdieu, par exemple, n’ont pas manqué d’en souvent rappeler la nécessité. Aujourd’hui, la cloison a cédé. Et bien des sociologues ne mesurent plus la valeur de leur travail qu’au prix auquel on accepte de payer leurs services, toute ambition heuristique bue.

Dans les années 70, à l’époque où Maurice Godelier était maître-assistant de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, il chercha à tirer le structuralisme vers le marxisme (3). Il est utile de le rappeler, parce que c’était déjà une manière d’ébranler la cloison. Par la suite, il évolua du primat de l’infrastructure vers celui de la superstructure, notamment dans un livre qui n’est certes pas sans mérite : L’idéel et le matériel (4). À présent, il s’estime arrivé à ce que j’appellerais un stade post-déconstructionniste. « Ma position à moi est claire : la crise de l’anthropologie et des sciences sociales, bien loin d’annoncer, à force de déconstructions, leur disparition, ou plus simplement leur dissolution dans les formes molles des "cultural studies", est le passage obligé de leur reconstruction à un niveau de rigueur et de vigilance critique qui n’existait pas aux étapes antérieures de leur développement. » (p. 10) Mais, quoi qu’il en dise, la question demeure : le meilleur « niveau de rigueur et de vigilance critique » se trouve-t-il vraiment devant nous ? Et la déconstruction n’a-t-elle pas jeté le bébé avec l’eau du bain ? On peut – je crois – rester sceptique face à l’optimisme de Godelier quand on voit comment, en guise d’éloge des sciences sociales, il nous propose une réflexion historique et géopoliticienne sur les attentats du 11 septembre (pp. 231-248) Et je ne dis rien ici de son attrait pour l’approche psychanalytique, attrait auquel on doit sans doute son goût pour la métaphore de la ventriloquie (notamment pp. 170 et 188).

Je l’ai dit : je ne peux pas argumenter – sous peine d’être beaucoup trop long – sur les nombreux raisonnements que Godelier avance à l’appui de ses convictions. Mais je voudrais m’arrêter un instant sur un point précis qui concerne certains reproches qu’il adresse à Claude Lévi-Strauss.

« Contrairement à Claude Lévi-Strauss, qui affirmait le primat du Symbolique sur l’Imaginaire et sur le Réel, je pense que c’est l’Imaginaire partagé qui, dans le court comme dans le long terme, maintient en vie les symboles. Mais pris ensemble, l’Imaginaire et le Symbolique n’épuisent pas le contenu des réalités sociales que les humains produisent et reproduisent au cours de leur existence. Car des rapports sociaux, quels que soient leurs contenus d’idéalités imaginaires et leurs dimensions symboliques, se construisent pour répondre à des enjeux qui, eux, ne sont pas seulement imaginaires ni purement symboliques. » (p. 42-43)
Et pour expliciter l’affirmation de Lévi-Strauss relative au primat du symbolique, Godelier place en bas de page la note suivante :
« Cf. Claude Lévi-Strauss, 1950. "Introduction à l’œuvre de Mauss", in Marcel Mauss, 1950. Sociologie et anthropologie. Paris, PUF, pp. I-LI. "Les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié", p. XXXII. Cette affirmation est la conséquence d’un postulat posé par Lévi-Strauss, à savoir que "l’homme dispose dès son origine d’une intégralité du signifiant […] d’un surplus de significations qu’il répartit entre les choses selon les lois de la pensée symbolique […]", ibid., p. XLIX. Ce postulat impliquait la disparition du sujet clairement énoncée, id., 1964. Le cru et le cuit. Paris, Plon. "Nous ne prétendons pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu." Op. cit., p. 20.[…] »

Je pense qu’il est utile de reprendre la question à son début, c’est-à-dire en partant de ces idées extraordinaires que Claude Lévi-Strauss avance en 1950 dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » et qui m’ont tant trotté dans la tête depuis que je les ai lues, il y a de cela plusieurs dizaines d’années. Voici le passage décisif :
« Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu , même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même. » (5)
Ce texte est très troublant, parce qu’il est malaisé d’imaginer des hommes primitifs pris d’une subite révélation quant au sens des choses. On est là – je crois – devant une uchronie (6) à la Rousseau, c’est-à-dire une hypothèse qui ne prétend en aucune façon correspondre à la vérité historique, mais qui vise à constituer un schéma explicatif qui rend compte des constats faits hic et nunc (7). Reste que, à l’époque, il m’a fallu mobiliser la très grande confiance que je faisais à Lévi-Strauss pour avaler cette hypothèse. Depuis, sans arriver à comprendre la nécessité d’envisager imaginaire et symbolique comme des champs hiérarchisés, dont l’un déterminerait l’autre, je suis de plus en plus enclin à admettre que l’imaginaire se construit principalement sur le symbolique, et non l’inverse.

Comment Maurice Godelier explique-t-il son désaccord ? Il faut, pour bien le comprendre, retourner à ce qu’il disait de la question dans un livre antérieur : L’énigme du don (8). C’est là qu’il ose affirmer une parenté de pensée entre Lévi-Strauss et Lacan, sous le prétexte que le second, en prétendant que « tout se passe comme si le Phallus était non seulement l’objet du désir mais aussi le signifiant du désir, celui des hommes comme celui des femmes » (9), rejoint Lévi-Strauss lorsque ce dernier explique que « tout se passe comme si c’étaient "les mythes qui se pensaient entre eux" » (10). Ce qui revient à dire que, pour l’un comme pour l’autre, les symboles sont « plus réels […] que l’imaginaire et que "le réel" qu’ils re-présentent (à la pensée). » (11)

Deux précisions s’imposent.

La première concerne Lacan, lequel a effectivement été le premier à évoquer cette triade (père réel, père imaginaire, père symbolique) qui va subjuguer certains philosophes (12) et Godelier à leur suite. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est que la démarche lacanienne n’a rien d’ethnologique et qu’il est pour le moins hardi d’établir semblable parallèle entre les œuvres de Lacan et de Lévi-Strauss, lesquels – tout amis qu’ils furent – n’ont jamais voulu envisager la moindre collaboration professionnelle.

La seconde concerne Lévi-Strauss. Que dit-il vraiment ?
« Nous ne prétendons […] pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu.
Et peut-être, ainsi que nous l’avons suggéré, convient-il d’aller encore plus loin, en faisant abstraction de tout sujet pour considérer que, d’une certaine manière, les mythes se pensent
entre eux. Car il s’agit ici de dégager, non pas tellement ce qu’il y a dans les mythes (sans être d’ailleurs dans la conscience des hommes), que le système des axiomes et des postulats définissant le meilleur code possible, capable de donner une signification commune à des élaborations inconscientes, qui sont le fait d’esprits, de sociétés et de cultures choisis parmi ceux qui offrent, les uns par rapport aux autres, le plus grand éloignement. » (13)

Trois constats s’imposent : d’abord, Lévi-Strauss parle des mythes et rien que des mythes ; ensuite, il avance très prudemment (« peut-être », « d’une certaine manière ») l’idée que, dès lors que ce qu’il appellera les mythèmes imprègnent les membres de la tribu à leur insu, l’évolution des mythes, dans le respect d’oppositions similaires ou inverses (14), peut être vue comme une sorte de dialogue inter-mythique ; enfin, le primat que Lévi-Strauss accorde au symbolique n’a d’autre raison d’être que l’existence même des symboles, lesquels n’existent que parce que l’imaginaire n’est pas libre de s’appliquer à ce qu’il voudrait.

Comment Maurice Godelier justifie-t-il l’opinion inverse, à savoir le primat de l’imaginaire.
« À nos yeux, c’est cette perspective inverse qu’il faut adopter. Ce sont d’abord les différentes manières dont les hommes imaginent leurs rapports entre eux, et avec ce que nous appelons la nature qui distinguent les sociétés ainsi que les époques pendant lesquelles certaines d’entre elles continuent d’exister. Mais l’imaginaire ne peut se transformer en du social, fabriquer "de la société" en n’existant seulement qu’"idéellement". Il lui faut se "matérialiser" en des rapports concrets qui prennent forme et contenu dans des institutions et bien entendu dans des symboles qui les représentent et les font se répondre les uns les autres, communiquer. En se "matérialisant" dans des rapports sociaux, l’imaginaire devient une part de la réalité sociale. » (15)
Je vais être franc : si l’imaginaire donnait ainsi naissance aux institutions et aux symboles, la pérennité de ceux-ci traduirait une panne d’imagination que j’ai des difficultés à… imaginer.

Non, je ne suis pas convaincu par le livre de Godelier. Mais je le trouve intéressant, notamment en ce qu’il m’a forcé à mettre à l’épreuve certaines idées que je trouvais un peu facilement séduisante. (16)

(1) Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2007.
(2) De même bien sûr à l’époque de Durkheim et de Mauss, mais dans un contexte différent.
(3) Godelier avait quitté le parti communiste en 1968, après que les chars soviétiques fussent entrés à Prague. Mais il n’avait pas pour autant renoncé au marxisme. Ce n’est pas un hasard s’il fut sollicité au début des années 80 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche. Ce dernier proclamait alors volontiers l’inspiration marxiste de ses conceptions politiques.
(4) Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.
(5) Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, pp. XLVII-XLVIII.
(6) De même que l’on peut construire une utopie, société imaginaire dans laquelle on projette ses souhaits ou ses craintes, de même on peut construire une uchronie, histoire ou passé imaginaire dans lequel on échafaude des hypothèses que la raison déduit de convictions premières.
(7) Sans doute convient-il de ne pas trop se focaliser sur l’aspect paléontologique (au sens étymologique du mot) de la proposition.
(8) Maurice Godelier, L’énigme du don, Fayard, 1996.
(9) Ibid., p. 40.
(10) Ibid., p. 40.
(11) Ibid., p. 40.
(12) Gilles Deleuze a porté au crédit du structuralisme d’avoir découvert, à côté des ordres classiques que seraient le réel et l’imaginaire, un troisième ordre, celui du symbolique (cf. Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme », in François Chatelet, Histoire de la philosophie VIII. Le XXe siècle, Hachette, 1973).
(13) Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, 1964, p. 20.
(14) Lévi-Strauss ignore la triade chère à Lacan et à Deleuze, car son objet de recherche coïncide avec les oppositions internes au domaine du symbolique, lesquelles imitent les oppositions que la linguistique de Saussure et de Jakobson a diagnostiqué au sein de la langue.
(15) Maurice Godelier, L’énigme du don, Fayard, 1996, pp. 41-42.
(16) Qui veut juger Godelier de visu peut suivre l’intéressante conférence qu’il a donnée le 1er février 2007 à la Maison des sciences à Paris et intitulée Le politico-religieux au fondement des sociétés. Adresse Internet : http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/college/v2/html/2006_2007/conferences/conference_300.htm

2 commentaires:

  1. merci, le lien internet cité pour la conférence à la Maison des sciences n'existe plus, mais on trouve une autre conférence de Godelier sur le même thème ici : http://msh-m.tv/spip.php?article236

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    1. Il faut que je l’avoue : je ne vérifie pas la validité des liens Internet que je renseigne. Et ils sont souvent éphémères.
      Vous fournissez un nouveau lien permettant de regarder une conférence donnée par Godelier le 24 mars 2010 au Centre Rabelais à Montpellier. Cette vidéo est fort intéressante. Elle exhibe un Godelier très vulgarisateur, parfois jusqu’à la vulgarité. Personnellement, je ne puis croire que ce genre d’efforts destinés à faire comprendre l’anthropologie à celles et ceux qui en ignorent à peu près tout soient opportuns. Cela nous en apprend cependant pas mal sur Godelier.
      Un grand merci à vous.

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