dimanche 4 avril 2010

Note de lecture : Pierre Verdrager

Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu
de Pierre Verdrager


Je répugne à parler d’un livre que je n’ai pas aimé. Ne serait-ce que parce que la notoriété suffit à bon nombre d’auteurs qui préfèrent ainsi être blâmés plutôt qu’ignorés. Mais il arrive qu’un mauvais livre soit à ce point exemplaire d’une tendance générale qui le dépasse, qu’il offre l’occasion d’éclaircir autre chose que le strict point de vue qu’il défend.

Pierre Verdrager se présente comme un sociologue (1), mais n’allez pas le croire savant pour autant. Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort (2) est un titre qui, à lui seul, situe le propos : nous, c’est aussi Verdrager, et lui comme nous tous subirions donc ces savants qui ont tort ! En l’occurrence, même si son argumentation n’est pas spécifiquement adaptée à sa cible, celle-ci est bien unique : Pierre Bourdieu.

Les ouvrages qui prétendent démasquer Bourdieu sont légion. Ils ne sont pas tous sans intérêt, même si le genre conduit souvent les esprits les plus lucides à préférer pour l’occasion l’humeur à la rigueur (3). Bien sûr, il ne faut pas écarter l’hypothèse que ce soient certains des traits particuliers propres à l’œuvre de Bourdieu qui expliquent ce que l’on pourrait prendre pour une fatalité. Mais mon malaise provient du fait que les critiques en cause se révèlent la plupart du temps incapables de cerner ces traits-là. Comme si contester Bourdieu réclamait de ne rien lui laisser, pas même le bénéfice de la bonne foi. À cet égard, comme sur d’autres choses, le livre de Verdrager est exemplaire.

Je ferai très bref procès des mauvais procédés dont use Verdrager pour estoquer sa victime. Le moindre n’est pas de retourner contre Bourdieu les efforts que celui-ci a consenti pour tenter de mieux comprendre ce qui explique son propre positionnement. Ainsi, au début de sa conclusion, Verdrager reproche à Bourdieu d’être le produit de l’École normale de la rue d’Ulm en des termes qu’il emprunte notamment à l’Esquisse pour une auto-analyse (4), transformant assez déloyalement en aveu un essai d’objectivation d’une subjectivité personnelle. Et je ne perdrai pas mon temps à livrer la véritable signification des phrases vers lesquelles les notes en bas de page renvoient comme des preuves d’une culpabilité audacieusement proclamée ; l’exercice est à la portée de tout qui en jugerait l’enjeu suffisant.

Venons-en à l’essentiel !

Verdrager ouvre une série de fronts sur différentes thématiques (les femmes, les classes populaires, les sciences, l’Algérie, l’épistémologie, la psychanalyse), mais il ne mène qu’une seule guerre et ne brandit qu’un seul étendard : tout le monde se vaut, quel que soit le peuple ou la classe à laquelle on appartienne, et rien ne peut être dit qui ne postule ou ne conforte l’égalité entre les humains. Cette rage égalitariste aboutit sans cesse à balayer d’un revers de main tout jugement de fait qui nuirait à la cause, au profit de jugements de valeur dont la pertinence n’a comme juge que la qualité des intentions.

Au sujet des femmes, La domination masculine (5) serait une injure que Bourdieu leur aurait faite, en ce qu’il prétend qu’elles ont intériorisé leur propre domination. Il aurait méprisé ce que les femmes avaient elles-mêmes à dire sur la question, à savoir qu’elles valent et ont toujours et partout valu les hommes. La Malibran, Callas ou Bartoli ne sont-elles pas là pour montrer que la domination masculine est loin d’être universelle ? (p. 50)

Au sujet des classes populaires, La distinction (6) serait un livre qui révèle le mépris de Bourdieu pour les « gens du commun » (p. 69). Vedrager traite des classes comme si ce que certains appellent des sous-cultures valaient, dans leurs rapports, ce que valent les rapports entre des sociétés distinctes. Opérant un audacieux rapprochement entre les idées de Bourdieu et celles de Lévy-Bruhl, il conclut : « Sous couvert de schématisme pratique, Bourdieu défend une conception misérabiliste et primitivante qui contribue à alimenter les préjugés culturels qui pèsent déjà si lourdement sur les classes populaires. » (p. 61) En fait, on en vient à se demander pourquoi Verdrager prend la peine d’évoquer les classes populaires, tant on ressent sans cesse, à le lire, son souhait de ne plus distinguer aucune classe : « On peut quand même regretter que la théorie de l’habitus, qui a nécessité tant de conjectures théoriques, tant d’efforts déployés, tant de pages noircies, se ramène, lorsqu’elle est appliquée, à une sorte de bulle-bulle à homologies – le fameux "démon de l’analogie" – dont le réalisme et la complexité ont beaucoup de peine à rivaliser avec des images d’Épinal. Aucun être au monde ne dispose d’une telle cohérence : on peut aimer Dusapin et s’habiller vieux jeu, avoir un intérieur baroque et manger des sushis, être "traditionaliste" en musique et "moderniste" en architecture, être très "cercle de Vienne" et aimer les romans policiers. » (p. 67) On peut même être sociologue et s’appeler Verdrager ! En l’occurrence, un sociologue qui, plutôt que d’étudier le monde social, le rêve à l’aune de ses préférences : « Il va de soi que toute politique éducative devrait militer pour que Harvard soit accessible à tous. » (p. 59)

Au sujet de l’Algérie, l’accusation a une portée méthodologique beaucoup plus intéressante. On est là dans le domaine de l’anthropologie et Verdrager pose la délicate question de savoir sur quoi repose la légitimité de l’ethnologue quant à dire ce qu’il en est d’une société qui ne pratique pas elle-même cette discipline. User d’une démarche scientifique à propos de la société kabyle, ce serait pécher par ethnocentrisme, un ethnocentrisme d’autant plus pervers et « paradoxal qu’il s’effectue au nom du rejet de l’ethnocentrisme. » (p. 101) Le reproche équivaut une nouvelle fois à assimiler la rigueur de la démarche au signe d’un sentiment de supériorité que l’égalité foncière des humains et des peuples condamne. Je ne résiste pas ici à l’envie de donner un exemple – un seul parmi une multitude d’autres – de la façon dont Verdrager blâme Bourdieu. Il écrit : « Aussi les Kabyles ne "pensent"-ils pas : ce sont les "schèmes pratiques" dont ils sont dotés qui "traitent" les objets auxquels ceux-ci sont confrontés. » (p. 28) Et il renvoie, pour les mots mis entre guillemets, au Sens pratique (7), page 403. Le mot "pensent" ne figure pas à la page 403 citée et, de toute façon, le procédé qui consiste à mettre entre guillemets le verbe d’une phrase dont on est l’auteur du reste, et donc de l’idée que la phrase exprime, mérite peu de respect. Quant aux autres mots mis entre guillemets, on les retrouve bien page 403, quelque peu adaptés ; voici dans quel contexte : « Actes de procréation, c’est-à-dire de re-création, le mariage et le labour sont pratiquement traités comme46 actes masculins d’ouverture et d’ensemencement […] ». Et la note de bas de page 46 est ainsi libellée : « Je dis "pratiquement traités comme" pour éviter de mettre dans la conscience des agents (en disant par exemple "vécus comme" ou "conçus comme") la représentation que l’on doit construire pour comprendre les pratiques objectivement orientées par le schème pratique et pour communiquer cette compréhension. » Il est clair que, averti de la difficulté – et de l’audace, même – qu’il y a à tenter de donner le sens de pratiques qu’induisent au moins pour partie des déterminations peu conscientes, Bourdieu choisit la formule « traités comme » qui rejoint ce choix méthodologique lévi-straussien de considérer la structure comme un modèle dont la validité ne tient qu’au "comme si" ; les choses se passent comme si elles obéissaient au modèle, mais seulement comme si. Et la démarche vaut pour toutes les sociétés, y compris la nôtre, y compris donc celle à laquelle la sociologie voue ses efforts. Y voir un ethnocentrisme du second degré trahit l’aveuglement de quelqu’un qui réfute toute valeur à la rigueur scientifique.

Au sujet de la psychanalyse, Verdrager s’emploie à prouver une collusion entre les psychanalystes et Bourdieu, ce qui lui permet d’accuser ce dernier d’user de cette théorie freudienne de la résistance si justement critiquée. Pour établir cette accusation, il se contente de prétendre que Bourdieu dit « des choses strictement contradictoires » (p. 158) et d’évoquer des concepts ici déniés et là revendiqués, sans mesurer que le champ sémantique des mots induit et autorise continûment ce genre de paradoxe apparent. Mais le point capital de la charge de Verdrager, c’est évidemment l’inconscient. Sa répugnance à l’égard de l’idée d’un déterminisme des actes humains est à ce point grande, qu’il veut à tout prix prendre en défaut de contradiction tout qui l’accepte un tant soit peu. Ainsi, il affirme que « Bourdieu, dans ses pages les plus dures contre Lévi-Strauss, reprochait à ce dernier la place qu’il accordait à l’inconscient. » (p. 165) Et il renvoie pour justifier cette affirmation à la page 69 du Sens pratique, page qu’il n’a donc manifestement pas comprise (8). Car Bourdieu n’y conteste pas du tout la place que Lévi-Strauss accorde au non-conscient, mais bien plutôt – pour le dire de façon très simplifiée – la manière dont ce dernier évacue l’histoire pour lui préférer le fonctionnement naturel de l’esprit. (9)

Tout cela – les femmes, les classes populaires, l’Algérie, la psychanalyse – n’est pas encore vraiment l’essentiel. Le point fondamental de la critique, c’est la nature scientifique des travaux de Pierre Bourdieu. On sait combien ce dernier a beaucoup réfléchi à la scientificité, à commencer par la sienne propre. Mais ce ne sont pas ces interrogations que Verdrager conteste. Plus généralement, c’est la science qui le dérange. Elle le dérange en ce qu’elle pousse à établir une séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ce qui rompt l’égalité des humains. Et pour qu’aucune ambiguïté ne subsiste, c’est aux sciences de la nature que Verdrager s’en prend. Ainsi, à propos du sida, il défend l’idée que les militants d’Act Up ont participé de manière décisive aux progrès de la lutte contre la maladie, ce que Bourdieu, trop attaché à l’autonomie de la science, n’aurait pas compris. Citant l’association et Didier Lestrade, il n’hésite pas à écrire : « Bourdieu, tout affairé à théoriser et à valoriser la "barrière à l’entrée" des champs, non seulement ne facilita pas la tâche des activistes, mais contribua, sur le plan théorique, à empêcher les actupiens de "forcer la porte des institutions scientifiques" (10) et d’opérer la "destruction progressive des frontières entre science et société, entre médecins et patients" (11). Bourdieu ne cessait de répéter qu’on ne jugeait pas de la validité d’un théorème au suffrage universel. » (p. 88-89) Dans ce contexte, Bachelard n’est évidemment pas épargné, lui qui a eu le culot de prétendre que la science se construisait contre le sens commun (12).

Je vois dans le livre de Pierre Verdrager un constant souci de dénoncer la science, en ce qu’elle dénierait au peuple toute lucidité, et de célébrer la liberté, en tant qu’elle prouverait l’inanité de tout déterminisme. Il rejoint en cela ce que l’air du temps doit au retour du sujet et à ce relativisme de mauvais aloi qui place toutes les croyances sur le même pied, au rang desquelles la démarche scientifique est ramenée. Assurément, l’argumentation est souvent faible, quelquefois sotte (13). Mais c’est précisément la convergence du propos avec la doxa d’aujourd’hui – contre laquelle il n’est pas vain de répéter qu’il faut lutter – qui en fait le succès (14).

En définitive, Bourdieu est pour peu dans cette charge contre la science au nom de la démocratie. Et l’on sent bien que les reproches qui lui sont adressés visent d’autres, encore vivants : « […] il n’est pas certain qu’on doive considérer comme un bon guide quelqu’un qui n’avait pas de vrai respect pour ses objets, qui disait pis que pendre des associations, quelqu’un qui ne croyait pas en l’intelligence des gens, qui faisait dépendre le changement social de la survenue de miracles, qui considérait toute prise de conscience comme une impossibilité et qui avait une si haute idée de la sociologie qu’il voyait le reste du monde en tout petit. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les militants n’ont pas besoin de guide ni d’homme providentiel capables d’indiquer ce qui est à faire : la science peut peut-être informer modestement l’action, certainement pas s’y substituer. » (p. 221) En lisant cela, on en vient à se demander ce qui pousse l’auteur à poursuivre une carrière de chercheur en sociologie, plutôt que s’enquérir de la cause dont il pourrait devenir le parfait militant.

Quant à Bourdieu, il est certain que son œuvre n’est pas sans poser de multiples problèmes. Et, au passage, il arrive que Verdrager en effleure l’un ou l’autre. Mais ceux-ci, face à la consistance, à l’épaisseur, au poids de cette œuvre, méritent autre chose qu’une polémique superficielle qui en réduit les enjeux à des vices du caractère.

(1) Cf. son autobiographie à l’adresse Internet suivante : http://verdrager.free.fr/BIO/Biographie_de_Pierre_Verdrager.htm.
(2) Pierre Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Éd. La découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2010.
(3) Deux exemples, un ancien et un récent : Le savant et la politique : essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu (Grasset, 1998) de Jeannine Verdès-Leroux et Pourquoi Bourdieu de Nathalie Heinich (Gallimard, 2007).
(4) Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004.
(5) Seuil, 1998.
(6) Ed. de Minuit, 1979.
(7) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980.
(8) S’il fallait une preuve supplémentaire de cette incompréhension, il suffirait de se reporter à ce que Bourdieu écrivait page 13 du même Sens pratique : « C’est un autre mérite de Claude Lévi-Strauss que d’avoir donné les moyens d’accomplir jusqu’au bout la rupture, instaurée par Durkheim et Mauss, avec l’usage du mode de pensée mythologique dans la science des mythologies, en prenant résolument pour objet ce mode de pensée au lieu de le faire fonctionner, comme l’ont toujours fait les mythologues indigènes, pour résoudre mythologiquement des problèmes mythologiques. ». Il s’agit bien là de prendre en compte la part non consciente du mythe.
(9) C’est que Bourdieu s’attache au caractère auto-alimentant des déterminations, qui constituera un point essentiel de sa théorie de l’habitus.
(10) ACT UP Paris, Le sida. Combien de divisions ? Dagorno, 1994, p. 60.
(11) Didier Lestrade, Act up. Une histoire, Denoël, p. 163.
(12) Cf. pp. 137-144.
(13) On ne peut que rire en découvrant que Verdrager trouve insultantes les considérations émises par Bourdieu (in Méditations pascaliennes, pp. 182-183), dans le prolongement de celles de Sartre, à propos du garçon de café. (p. 203)
(14) J’ignore jusqu’où ira ce succès. Je me contente de prendre acte du fait que certains critiques, par exemple Gilles Bastin dans Le Monde du 12 mars 2010, font l’éloge du livre.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

32 commentaires:

  1. Vous ne comprenez pas ce que Pierre Verdrager veut dire. C’est au nom de la science et de la raison que les anthropologues occidentaux s’arrogent le droit d’apprendre aux peuples qu’ils ont colonisés ce qu’est leur société et comment elle fonctionne. Voilà pourquoi Pierre Verdrager dit que, selon Bourdieu, les Kabyles ne "pensent" pas. Ils sont une fois de plus dépossédés par les anciens colonisateurs, cette fois-ci du savoir sur leur propre société. Du moins Bourdieu le croit-il. Et vous aussi.

    RépondreSupprimer
  2. Vous ne comprenez pas ce que Pierre Bourdieu veut dire, je crois. Afin de donner à ma réplique une ampleur suffisante, je l'ai intégrée à la note de lecture relative à Pierre Bourdieu que je place ce 10 avril 2010 sur mon blog.

    Merci pour votre commentaire.

    RépondreSupprimer
  3. @ Anonyme: les collaborations et travaux de Bourdieu avec Mouloud Mammeri et Abdelmalek Sayad démentent formellement ce que vous dites...

    De surccroit, on le voit dans son premier ouvrage "Sociologie de l'Algérie", au cœur de l’"Algérie française", questionnant inlassablement Kabyles et autres autochtones sur le statut, leur relégation culturelle et économique. Avec de surcroît un statut d’opposant au colonialisme clairement affiché dès la couverture de l’ouvrage originel estampillée d’un drapeau de l’Algérie indépendante...

    Pour un éclairage sur cette période de la vie de Bourdieu, voir "Interventions 1961-2001", éditions Agone,2002, p. 15 à 54, textes commentés et compilés par Thierry Discepolo et Franck Poupeau.

    RépondreSupprimer
  4. Les textes rassemblés par Thierry Discepolo et Frank Poupeau sont en effet très intéressants. Hélas, dans la présentation qu’ils en font – intitulée "Textes et contextes d’un mode spécifique d’engagement politique" –, ils soutiennent que l’engagement politique de Bourdieu est resté constant et que son intervention directe dans les grèves de décembre 1995 ne constitue nullement une découverte de l’action politique comme certains le prétendent. C’est peut-être faire l’économie d’une analyse intéressante. En effet, en comparant les contenus des textes ainsi rassemblés, de même qu’en étudiant parallèlement l’évolution de sa pensée sociologique, et encore le nombre et la nature des pétitions et manifestes qu’il a accepté de signer au fil des décennies, on pourrait peut-être déceler une évolution dans son engagement même. Sans avoir rien vérifié de cette sorte, il me semble que la période algérienne et la période qui s’ouvre avec Les règles de l’art marquent une franchise de l’engagement politique que la période intermédiaire ne révèle pas. Voilà un beau sujet de doctorat !

    RépondreSupprimer
  5. Un immense merci pour le démontage de l'oeuvrette du dénommé Pierre Verdrager. Vous êtes même peut-être encore trop gentil.

    J'avais, je crois, entendu une fois sur France-Culture ce fumiste faire le caniche à côté de Nathalie Heinich. J'avais immédiatement oublié son nom.

    Le voilà maintenant qui veut rentabiliser sa minuscule notoriété de roquet sous la forme d'un livre d'une indigence intellectuelle hélas devenue bien commune.

    A voir un tel spectacle, on aurait presque envie de virer "réactionnaire" trouvant qu'il y a bien trop de livres dans ce monde ...

    Ce type est le type même du narcissique qui n'a rien à dire mais l'écrit tout de même. Son site est ultra parlant à cet égard.

    Grotesque.

    RépondreSupprimer
  6. Je suis enclin à n’user du filtre par lequel passent les commentaires que pour écarter les spams publicitaires (oui, ils s’infiltrent aussi sur les blogs). Or, voici que vous me posez l’embarrassante question de la limite au-delà de laquelle il conviendrait de refuser une contribution.

    Pourquoi ?

    Parce que vous n’apportez rien au débat et que vous vous contentez d’invectiver l’auteur du livre en cause. Toutes les critiques sont permises, selon moi, mais la façon de les exprimer importe. Les propos offensants – qui plus est sans la moindre justification argumentée, qui plus est encore adressés anonymement – sont totalement stériles et donnent plus à penser sur celui qui les prononce que sur celui qu’ils prétendent dépeindre.

    J’adresse dès à présent mes excuses à M. Pierre Verdrager s’il pense que j’aurais dû censurer le commentaire. Et je réfléchis dès à présent au meilleur sort qu’il convient de réserver à ce type d’intervention.

    RépondreSupprimer
  7. La question de la tolérance, vis à vis de certains propos dans le cadre d'un blog - et non pas de façon abstraite comme le font trop souvent les philosophes de métier - , est, de façon générale, très passionnante et je me suis, moi aussi, de multiples fois, interrogé sur ce qui faisait que l'on adoptait une attitude plutôt qu'une autre lorsqu'on est en position de pouvoir (comme ici Maître d'un blog) .

    La vôtre est intéressante car vous avouez à demi-mot que vous avez été tenté de censurer le commentaire ci-dessus. Je me réjouis pour vous que vous n'ayez pas cédé à cette tentation.

    Ceci dit, les raisons que vous avancez ne me satisfont nullement

    Pourquoi ?

    Parce que votre commentaire nous donne, à nous lecteurs de passage, à penser sur le manque à fois d'assurance et de fermeté de celui qui l'a écrit.

    En effet, j' explore votre blog depuis quelques temps allant de d'agréables surprises en surprises agréables - nous avons non seulement beaucoup de lectures communes mais en plus nous en avons très souvent la même appréciation. Mais.

    Mais peu à peu la lecture de vos notes m'avait fait soupçonné ce que votre commentaire ci- dessus révèle crûment. Au fond, vous êtes plutôt un formaliste. Vous préférerez toujours des propos même parfois insignifiants - du moment qu'ils sont bien écrits - à des propos moraux d'une certaine violence verbale. Attitude qui, si vous la mainteniez dans le champ politique, serait extrêmement inquiétante.

    Vous préférez (vous lui faites des excuses !) donc ici, semble-t-il, un Monsieur Verdrager - parce qu'il a mis des formes à son ressentiment quasi haineux envers Bourdieu - à quelqu'un qui exprime, lui, sa colère à voir la falsification (Vous le traiter, vous même, à juste titre, de "déloyal" dans votre quatrième paragraphe) que fait des textes de Bourdieu un petit sociologue.

    Sans se rappeler qu'à trop vouloir prouver on ne prouve rien, vous avancez ce que vous croyez être deux arguments pour condamner le commentaire ci-dessus.

    Le premier est que l'auteur de ce commentaire n'avance pas de "justification argumentée". Ne vous est-il pas venu à l'idée que s'il ne faisait pas, c'est peut-être parce qu'il trouvait les vôtres suffisantes et qu'il n'avait peut-être pas envie de commenter plus avant un livre dont vous reconnaissez vous-même le peu de valeur ?

    Le second, l'anonymat, est trop complexe pour que je réfute en deux phrases. Ce qui est certain est que condamner dans son principe l'anonymat n'est pas ce que vous avez écrit de plus intelligent ; ce surtout à propos de l'écriture sur la toile.

    Moi, j'ai vu dans le commentaire ci-dessus un simple "mouvement d'humeur" et si vous condamnez par principe tout sentiment de cet ordre je n'envie pas le monde dans lequel vous vivez.

    Cordialement

    Je continue mon exploration ...

    PS : Utilisant un pseudonyme sur Blogger et ne désirant pas mêler l'activité liée à ce pseudonyme avec les réflexions que j'ai écrites ci-dessous, je choisis l'anonymat. N'ayant pas la lâcheté de me cacher systématiquement (ce que sous-entend généralement la condamnation sans nuances de l'anonymat ...) Il en serait tout autrement si notre échange était privé.

    RépondreSupprimer
  8. Voici un commentaire très intéressant. Au point que je me propose d’y répondre par une prochaine note d’opinion consacrée à la censure, plutôt que par le biais de l’espace limité d’un commentaire.

    Je voudrais néanmoins dire d’emblée que je ne suis nullement opposé à l’anonymat qu’utilisent certains pour commenter les notes. Il me semble normal, sain même, que l’on puisse inviter un auteur à réfléchir ou à réagir sans se dévoiler soi-même, ne serait-ce que parce que l’on s’évite ainsi l’orgueilleuse démarche qui vise à se faire connaître et reconnaître par son nom (j’ai même hésité à tenir un blog anonyme ; seules des considérations d’ordre pratique m’en ont dissuadé).

    Si l’on se montre violent dans son commentaire - d’une violence en laquelle vous semblez voir un signe de sincérité -, il me semble qu’il sied alors de ne pas craindre de se nommer. Faute de quoi, l’attaque ressemble un peu à de la délation anonyme. Je n’ai rien voulu dire d’autre en regrettant, outre l’absence d’argument, l’anonymat de celui qui m’a dit « merci pour le démontage de l’œuvrette ».

    Je vous dois en outre de vous informer - votre franchise réclame la mienne - que Google Analytics me permet de savoir que vous n’êtes pas l’anonyme qui m’a adressé ce commentaire du 22 juin 2010. Il m’indique aussi qu’il y a de très fortes chances pour que vous soyez celui qui a commenté le 5 novembre 2011 la note du 27 mai 2009 relative au livre de Jacques Bouveresse « La connaissance de l’écrivain ». Un des malaises que suscitent en moi Internet, c’est l’obscurité qui règne sur ce que chacun ignore de ce que sait l’autre.

    Qui que vous soyez, merci pour votre participation. Et ne vous retenez pas d’être violent... à l’occasion.

    RépondreSupprimer
  9. Je vous remercie. Croyez bien que je lirais avec un très grand intérêt le billet que vous vous proposez de rédiger. Ce d'autant que je suis curieux de connaître le raisonnement et l'échelle de valeurs qui vous amènent à croire - si j'ai bien compris ce que vous avez voulu dire - que l'anonymat ne pourrait en quelque sorte se justifier qu'en cas de louange et non en cas de dénigrement.

    Par ailleurs pourquoi avancez-vous le terme de "délation" à propos de ce qui n'est finalement, ci-dessus, qu'une opinion (Une opinion certes exprimée en termes violents mais une simple opinion tout de même). La délation tout comme la calomnie sont, avec raison à mon avis, passibles des tribunaux. Mais les règles qui servent à établir si il y a bien au "délation" ou "calomnie" obéissent à des critères assez précis. Une simple opinion - quant bien même serait-elle extrêmement violente - devrait-elle, elle aussi, dénoncée comme ayant une gravité égale à ces deux faits délictueux ? Je suis certain que vous voyez où cela peut nous mener.

    Je comprends le" malaise que suscite en vous Internet" du fait que "c'est l'obscurité qui règne sur ce que chacun ignore de ce que sait l'autre" mais méfiez-vous de Google Analytics, ce n'est pas un instrument aussi fiable que vous semblez le croire. Etes-vous, par exemple, absolument certain que je ne sois pas l'anonyme qui vous aurait adressé le commentaire du 22 juin 2010 ?

    RépondreSupprimer
  10. Peut-être que, pour ne pas jouer au chat et à la souris, vous devriez adopter un pseudo. Au moins serait-il ainsi possible de repérer vos commentaires parmi l’ensemble des anonymes.
    Car vous me troublez.
    D’abord parce que, après une vérification méticuleuse, j’opte à présent pour reconnaître en vous l’anonyme du 22 juin 2010 (ce qui n’enlève rien à la justesse de votre mise en garde : il faut se méfier de Google Analytics, vous comme moi).
    Ensuite parce que vous m’avez fait savoir (si si, c’est vous !), par un commentaire sur la note relative à Jacques Bouveresse, que celle-ci était signalée sur le site Paresia. Or, la prochaine note sur la censure que je vous annonçais, j’hésitais précisément à l’intituler “À propos de la parrhésia” ; et vous comprendrez pourquoi à sa lecture.
    Enfin parce que je me demande si vous ne testez pas mon aptitude à la violence en avançant que je n’accepterais l’anonymat qu’en cas de louange et que je serais en outre disposé à qualifier de délation une simple opinion. Voyons ! C’est un peu plus compliqué que ça, non ? Mais je ne vais pas me lancer ici, alors que je prends mon élan pour une note plus circonstanciée...
    Je vous souhaite la bonne nuit.

    RépondreSupprimer
  11. Je vous souhaite également une bonne nuit

    Mézigue

    RépondreSupprimer
  12. En réponse à un commentaire, vous notez que son auteur se contente « d’invectiver l’auteur du livre en cause », alors même que, et quelles que soient les quelques bonnes ou mauvaises raisons qui vous font critiquer le livre de Verdrager, vous commencez votre propre article en affirmant qu'il « se présente comme un sociologue, mais n’allez pas le croire savant pour autant ». La critique commençait mal, d'autant qu'une attaque ad personam risque fort peu, et paradoxalement, de faire en sorte que celui qui s'y livre échappe à ce contre quoi il met pourtant d'autres en garde : stérilité des propos et le fait que cela donne « plus à penser sur celui qui les prononce que sur celui qu’ils prétendent dépeindre »...

    Après tout, renversons l'argument, et demandons-nous à quel titre critique vous officiez ? Il faudra alors qu'au préalable de chacune de vos recensions vous apportiez quelques preuves qui laissent penser que vous êtes vous-même « savant », ou tout au moins autant que ceux que vous critiquez éventuellement, et que d'autre part s'attachent à votre propre « statut » de sociologue, ou autre, quelques signes (diplômes universitaires, publications, poste dans une institution, etc.) qui l'indiquent suffisamment pour qu'on croie cette critique fondée ou justifiée.

    Mais Verdrager se serait-il présenté comme boucher ou maçon, eût-il fallu balayer d'un revers de main son analyse au prétexte qu'il semblerait qu'il fallût exhiber avant tout œuvre critique les divers titres institutionnels et symboles institués seuls à même de la rendre légitime ? D'où d'ailleurs une critique serait-elle alors possible, car si hors du champ sociologique où elle se ferait elle se voit par avance congédié, elle est par ailleurs relativisée et discréditée quand elle affirme illusoirement et présomptueusement y prendre son point de départ ? Or n'est-on réellement ou effectivement sociologue qu'à partir du moment où, l'essence coïncidant peut-être alors avec l'existence, on entre au Collège de France, on est publié de son vivant dans la Pléiade ou on est reconnu par ses pairs, eux-mêmes s'étant, sans doute projectivement et introjectivement, reconnus entre eux comme vrais sociologue?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ô non ! je ne suis pas savant, pas suffisamment en tout cas lorsque j’aborde des questions auxquelles cela ne nuirait en rien.
      Qu’il faille juger de la pertinence des idées exposées sans trop s’embarrasser des titres, j’en suis assez d’accord. Sauf peut-être lorsque ces titres accompagnent une œuvre qu’il ne conviendrait pas d’ignorer.
      Personnellement, je ne suis pas sociologue, puisque je n’ai ni réalisé ni été associé à des travaux en la matière. J’ai étudié la sociologie et je l’ai enseignée, assez brièvement d’ailleurs. Tout cela ne mérite même pas d’être mentionné.
      Il me semble que vous avez pris pour une attaque ad personam ce qui n’en est pas une. Car si j’ai invité à ne pas croire savant l’auteur du livre commenté, ce n’est pas parce que je sais qu’il ne l’est pas, mais bien parce que lui-même refuse de faire partie de ceux-là qui auraient précisément tort parce qu’ils le sont.
      Merci pour votre commentaire.

      Supprimer
  13. Merci pour cette note lucide sur le livre de Verdrager, un auteur qui focalise sur l'épistémologie bourdieusienne et qui conteste la validité de la rupture bachelardienne avec le sens commun. Vous avez raison de penser qu'il n'a rien à faire en sociologie, puisqu'il rejette la possibilité même de construire un objet sociologique contre la vision spontanée et les représentations naïves des agents sociaux. Alors, il n'a qu'à faire du journalisme et à jouir de "l'égalité démocratique" qui règne au sein de cette profession... Puisque l'homme de la rue et le sociologue ont les mêmes compétences, la même propension à dire le vrai, etc. En vérité, Verdrager n'a rien compris du Métier de sociologue.

    Enfin, étant kabyle, ce qu'il dit sur l'Algérie et la société kabyle relève d'un débat dépassé. Bourdieu y a répondu dans un article célèbre dans les années 1960. Par ailleurs, beaucoup de Kabyles ont lu Bourdieu et il est faux de dire que le sociologue n'est pas fondé à écrire sur des une société "colonisée" où personne ne pouvait contredire son discours.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous sommes d’accord : nier la rupture épistémologique que réclame la recherche relative au monde social, c’est nier la sociologie.
      Merci pour votre commentaire.

      Supprimer
    2. Je vais m'autoriser à souligner ce qui, dans votre propos, m'apparaît bourdieusement paradoxal. Pour l'affirmer dans son contenu, il vous a, en principe, fallu procéder à une double rupture : d'abord avec le sens commun, donc votre milieu d'origine (la société kabyle), ensuite avec la pensée dite scolastique, donc tout (ou presque : sauf Bourdieu) ce que vous avez appris à l'école, pour enfin accéder au vrai savoir sur vous-même. Ce qui est paradoxal, c'est que cela n'est vrai qu'à concéder la métaphysique bourdieusienne. En effet, les Kabyles qui ont lu Bourdieu, s'ils l'ont compris, ne l'ont pas compris en tant que kabyles, mais en tant que sociologues d'obédience bourdieusienne. Ce n'est pas, et ça ne peut pas être dans une perspective boudieusienne, parce qu'on est kabyle qu'on comprendra ce que Bourdieu a écrit sur les sociétés kabyles, mais c'est seulement si on est sociologue bourdieusien.

      L'apologue paradoxal de Bourdieu est le suivant : l'accès à ma propre vérité, qui est au départ de nature essentiellement pratique, nécessite d'abord de « moi » que je rompe avec mes sales habitudes et mon petit milieu provincial et aliénant. A la suite de quoi, structures aidant, l'immersion dans la σχολή - qui se caractérise, entre autres, par l'attention seulement portée au menu de la cantine mais jamais à la manière qu'il a eu d'être préparé (généralement dans « l'urgence ») -, est le « moment » (logique), aussi bien arbitraire que nécessaire, avec lequel je me dois également de rompre pour accéder, enfin !, à ce troisième genre de connaissance qu'est l'authentique pensée réflexivo-sociologique. Le vrai sens de ma pratique m'est donc révélé dans une œuvre... théorique. Par conséquent, ma vérité pratique étant en définitive de nature théorique, le seul « rapport » que je puisse avoir avec elle est d'ordre contemplatif (θεωρία : contemplation).

      [Paraphrasons Castoriadis : « Ô Platon, tu es si loin et tes signifiants sont si beaux. »]

      La boucle est bouclée et la contradiction achevée. Notons, en guise d'illustration de cette contradiction, qu'on n'a jamais fait une révolution dans une bibliothèque.

      Bien à vous.

      Supprimer
    3. Même si votre commentaire s’adresse à Ibn Mûzni, vous me permettrez d’y réagir.
      Le paradoxe que vous évoquez - en des termes qui quelquefois me laissent perplexe, je l’avoue - n’a pas été ignoré de Bourdieu ; il s’agit de l’impossibilité pour toute théorie de capter la totalité d’une pratique. Vous vous complaisez un peu, me semble-t-il, à ironiser au sujet de cette difficulté, comme si l’effort théorique ramené au comportement individuel condamnait chacun à ne pouvoir que le contempler, au mépris de ce qu’il vise à faire, à produire, à vaincre peut-être. Et vous insistez - en croyant y déceler un vice de la démarche - sur le fait que le Kabyle ne peut faire l’économie de la σχολή occidentale pour accéder à un certain savoir.
      Mais la question n’est pas de faire l’économie de la σχολή, pas plus pour un Kabyle que pour un Béarnais. C’est de mesurer le mieux possible ce que la nature scolastique de la démarche peut induire dans la tentative de compréhension.
      Lorsque Claude Lévi-Strauss tentait de définir le mythe, il insistait sur le fait qu’il était fait d’une histoire qui avait l’ambition de répondre à tout, sans considération pour les différences profondes séparant les questions. La démarche scientifique figure quasi à l’opposé de cela, elle qui se fonde sur l’idée qu’il importe de sérier les problèmes en vue de mieux les comprendre. L’opposition entre ces deux rapports au monde, dès lors qu’il s’agit de le connaître, ne témoigne de ce qui sépare la culture occidentale des autres qu’en ce que celle-ci est le lieu d’une démarche scientifique depuis quelques siècles. Mais la forme mythique du savoir n’est pas spécifique des autres cultures ; elle perdure, fortement même, dans la société occidentale.
      La science n’a le dernier mot sur rien. Mais ne pas comprendre qu’elle tire précisément sa supériorité de sa capacité à s’appliquer à elle-même le devoir de rigueur qu’elle est censée satisfaire à l’égard de tout objet étudié, c’est lui confier un rôle pratique qu’elle n’a précisément pas.

      Supprimer
  14. Comme vous m'avez poliment répondu, et comme ma réponse commence à prendre une longueur qui ne correspond pas forcément aux standards d'un commentaire, ma question est de savoir si je l'allonge encore un peu plus ou si nous nous en tenons là ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si vous me posez la question, je ne puis que vous encourager à préciser votre pensée selon vos préférences. Pour dépasser la longueur maximum que le système impose à un commentaire, il suffit d’en rédiger plusieurs reliés par un « à suivre ».
      Je suis impatient de vous lire.

      Supprimer
  15. « Même si votre commentaire s’adresse à Ibn Mûzni, vous me permettrez d’y réagir... »

    Comme j'ai laissé un commentaire sur un site public (en l’occurrence le vôtre), il s'adresse en principe, non seulement à tous ceux qui auraient été nommément désignés, mais également à tous les autres, ceux qui y auraient trouvé un quelconque intérêt.

    « Le paradoxe que vous évoquez - en des termes qui quelquefois me laissent perplexe, je l’avoue - n’a pas été ignoré de Bourdieu ; il s’agit de l’impossibilité pour toute théorie de capter la totalité d’une pratique... »

    En affirmant que le vrai sens de la pratique (ou son explication ou sa raison d'être) est dans la théorie, outre qu'on dépossède (presque) entièrement ceux qui agissent du sens de ce qu'ils font, qu'on en fait les objets passifs d'un système ou de structures qui les dépassent, les marionnettes d'un théâtre historique dont ils ne comprendraient rien de l'intrigue ni du dénouement, on en arrive à une conception de la pratique qui passe nécessairement à côté de son objet.

    La conséquence de cette thèse est qu'un problème pratique ne peut en définitive trouver de réponse que théorique, rejoignant malheureusement en cela la conception pourtant si décriée de la « raison scolastique » et manquant par-là même ce qui fait justement la spécificité de la pratique. Comme le souligne Castoriadis dans L'institution imaginaire de la société, le postulat implicite d'une telle conception est le primat donné à la théorie, à savoir que « sans théorie totale, il ne peut y avoir d'action consciente. » (p. 106) L'alternative est alors la suivante : soit la possession (c'est-à-dire la connaissance) de la « théorie totale » (la sociologie réflexive de Bourdieu), soit la pratique aveugle et inconsciente des agents sociaux et historiques.

    Cette thèse est toutefois intenable. Comme le note encore Castoriadis, et sauf cas limites ou peu pertinents ici, l'activité pratique des hommes n'est la plupart du temps ni réflexe, ni technique. Autrement dit, elle n'est ni la réponse mécaniquement déterminée par le milieu, ni la mise en œuvre rationnelle de moyens en vue d'une fin clairement représentée. C'est pourquoi, et contrairement à ce que laisse entendre Bourdieu, de même qu' « aucun faire humain n'est non conscient », de même « aucun ne pourrait continuer une seconde si on lui posait l'exigence d'un savoir exhaustif préalable, d'une élucidation totale de son objet et de son mode d'opérer. » Pour agir, comme le monde humain est essentiellement celui du faire, il n'est nul besoin, comme préalable, de posséder en pensée la totalité de son « objet », de connaître l'ensemble des conditions comme aussi des conséquences que toute activité présuppose ou pourrait par ailleurs avoir, de se donner clairement et distinctement une fin ainsi que les moyens rationnellement choisis d'y parvenir.

    C'est en ce cela que le sens de la pratique n'est pas dans la « théorie ». Il est dans la pratique elle-même, dont la « théorie » n'est qu'un « moment », mais sûrement pas le sommet, la synthèse ou le préalable. Et ce moment-là, à proprement parler, n'est pas même « théorique », ne peut pas être « théorique » et n'a pas à être « théorique ».

    RépondreSupprimer
  16. [Les premiers hommes n'ont jamais eu besoin d'une théorie physique de la combustion pour faire cuire leur gibier. Ce qu'ils ont mis en œuvre, c'est une connaissance pratique ou un savoir-faire. Aurait-on crée le Collège de France en même temps qu'une chaire de physique fondamentale au néolithique, que le savoir dispensé, aussi intéressant soit-il par ailleurs (pour nous), n'aurait pas pu, du point de vue pratique, servir à grand-chose. En ce sens-là, une « théorie de la pratique », fût-elle seulement une esquisse, est vouée à l'échec, aussi bien théorique que pratique, car c'est une contradiction dans les termes. Contradiction encore plus évidente si la « théorie » ignore qu'elle est elle aussi un faire ou une activité.]

    Le moment pseudo-théorique est en fait le moment pratique de l'élucidation, la conscience plus ou moins lucide dans un contexte particulier (historique et social) de ce qui a été fait, la question toujours ouverte, et en partie indéterminée parce qu'indéterminable, du pourquoi et du comment cela l'a été, l'horizon qu'on se donne relativement à ce qu'il conviendrait de faire compte tenu de ce que l'on sait ou croit savoir, de ce que l'on veut ou de ce que l'on désire, etc. L'élucidation, et non pas la « théorie », est, comme le note Castoriadis, un moment nécessaire du faire mais nullement, comme le laisse entendre Bourdieu, le moment souverain.

    Mais en subordonnant la pratique à la théorie, en faisant de cette dernière le phare qui devrait orienter nos actions, la lumière supposée lever le voile de notre ignorance, le savoir conscient de lui-même relativement à ce qui le détermine, on prend malheureusement le risque de passer pour le demi-habile qu'on prétend pourtant ne pas être.

    RépondreSupprimer
  17. Mais revenons, justement, à votre idée selon laquelle il y aurait une « impossibilité pour toute théorie de capter la totalité d’une pratique. » La question est de savoir si le point de vue que Bourdieu prétend prendre dans ses Méditations pascaliennes est bien celui de la science. Pour ma part, je crois que le lieu de son discours n'est nullement celui de la science mais celui de la philosophe, à savoir, plus précisément, celui de la métaphysique.

    Bourdieu a placé ses méditations sous le patronage de Pascal et de sa triple distinction entre le peuple, les demi-habiles et les savants. Il y a sans doute différentes manières de comprendre cette distinction et les rapports qu'ont entre eux les catégories de gens ainsi distingués et leur rapport respectif qu'ils ont à la vérité. Ici l'interprétation de Bourdieu m'apparaît bien singulière, d'autant qu'on ne sait jamais trop si ces trois choses distinguées correspondent à des « moments » logiques ou historiques, ou les deux, voire aucun. Toutefois, on peut ainsi présenter la pensée de Pascal : comme on le sait, il y aurait donc le peuple, le demi-habile et le savant. Au peuple, les raisons saines mais fausses. Au demi-habile, la science ou la connaissance rationnelle, mais doublement illusoire quant à soi-même et aux autres. Enfin, au savant, à l'habile ou au dévot, la vérité de l'opinion ou ce que cette dernière a de vrai, cette vérité étant en définitive une « ignorance savante qui se connaît » (Pascal). Ici règne la loi du cœur, la foi, la piété, « l'ignorance savante qui se connaît », mais certainement pas la science ou une quelconque méta-science, c'est-à-dire en fait une quelconque métaphysique – et d'autant moins que Pascal est sceptique et apologiste.

    Le troisième « moment » pascalien n'est en rien un projet ou l'affirmation d'un rationalisme critique. Il serait même plutôt, au contraire, l'affirmation des limites inhérentes à tout rationalisme. Il ne peut donc être ce qui justifierait un dépassement de la science par la science elle-même, même celle supposément consciente de ses propres conditions d'énonciation. Il ruinerait plutôt et par avance la prétention d'une science qui voudrait se fonder elle-même ou qui justifierait ce qu'elle dit par les conditions de sa propre énonciation qu'elle se ferait fort par ailleurs de mettre en lumière.

    Un tel projet – qui est celui de Bourdieu -, si ce n'est aux yeux de Pascal, du moins aux miens, est spéculatif, c'est-à-dire métaphysique, mais nullement scientifique, comme le montre très bien Vincent Descombes, à propos de la psychanalyse lacanienne, dans son livre L'inconscient malgré lui. Ici et là, le même tour de force qui voudrait que le discours, présenté comme scientifique, portât en même temps sur l'énonciation (par exemple, les conditions sociologiques d'un discours) et eût « pour sujet (de l'énoncé) tout sujet de l'énonciation » (donc le sociologue lui-même). Autrement dit, le propos de Bourdieu ne prétend pas seulement dire ce qui détermine le discours (ou la pratique) des autres, ou de quelques-uns dans telle ou telle circonstance sociologique ou historique, mais de le faire pour tout discours (ou toute pratique), donc son propre discours (ou sa propre pratique). Or, par principe, le discours scientifique est celui-là même qui fait abstraction du sujet de l'énonciation.

    RépondreSupprimer
  18. [Notons toutefois que, sachant d'abord que c'est un commentaire que je propose et non une thèse, ensuite que je ne suis pas un spécialiste de Bourdieu, etc., ces difficultés sont de toute évidence connues par lui, même si, selon moi, elles ne sont pas « résolues ».]

    Il y a chez Bourdieu, notamment, la prétention, comme analoguement pour le baron de Münchhausen, de vouloir rendre compte de tout et de tous, comme également de soi-même – que l'orientation soit plutôt idéaliste (comme chez Lacan) ou plutôt matérialiste (comme chez Bourdieu) ne change rien à l'affaire. Une telle prétention a en philosophie un « objet » connu depuis longtemps : c'est la prétention de croire posséder le savoir absolu – les mauvaises langues disant d'ailleurs que dans Bourdieu, il y a Dieu...

    Mais, contrairement à ce que vous notez, la connaissance scientifique ne peut pas comprendre la totalité de la pratique, pour la très simple et bonne raison qu'une telle totalité n'existe pas - et dans l'hypothèse où elle existerait, elle ne pourrait de tout façon être connue que par Dieu. Le point ou les points aveugles d'une théorie peuvent être partiellement ou relativement « surmontés » - disons « explicités » -, mais ils ne peuvent pas l'être entièrement ou absolument. Je peux prendre un certain point de vue, par exemple historique, concernant mon propre point de vue lui-même historique. Mais je ne peux pas prendre un point de vue qui prétendrait être trans ou anhistorique sur mon point de vue s'il est historique. Cela n'est pas une limite à ma connaissance, c'en est au contraire la condition. En cela Bourdieu reste prisonnier d'une « vieille » métaphysique, tentant, scientisme oblige, de la parer des atours de la scientificité.

    RépondreSupprimer
  19. « Vous vous complaisez un peu, me semble-t-il, à ironiser au sujet de cette difficulté, comme si l’effort théorique ramené au comportement individuel condamnait chacun à ne pouvoir que le contempler, au mépris de ce qu’il vise à faire, à produire, à vaincre peut-être.... »

    J'ai voulu montrer le caractère paradoxal de la « théorie » bourdieusienne de la pratique. C'est peut-être une théorie très cohérente (même si c'est sans doute, comme chez Castoriadis, son plus gros défaut – bien qu'à tout prendre, je préfère encore la cohérence de Castoriadis), mais, paradoxalement, elle n'a aucune utilité ou aucun sens d'un point de vue pratique. Car de trois choses l'une : soit elle a une utilité, mais dans ce cas-là ce n'est plus une théorie (sociologique ou scientifique) mais un manuel pratique (pédagogique, politique ou moral) qui me dit ce que je dois faire ; soit elle n'a pas d'utilité, mais alors elle n'offre qu'un point de vue scolastique de plus ; soit, dans une perspective spinoziste, elle est l'occasion d'une prise de conscience de ce qui nous détermine – prise de conscience que, contradictoirement ailleurs, Bourdieu refuse, puisque que ce serait retomber dans les travers d'une philosophie de la conscience ou d'un rapport intellectualiste au monde, où celui-ci serait donné sous la forme d'une représentation et l'ensemble des choses qui le constituent comme des objets de pensée (la pensée de Bourdieu fût-elle prétendument « réaliste »). Ces difficultés-là, Bourdieu ne les surmonte pas, il les redouble.

    Si la sociologie est une science, elle peut sans doute éclairer certaines de nos pratiques, en faire voir certains points aveugles ou en tracer quelques limites. Mais si elle est bien une science, ce n'est pas tant qu'elle ne saurait nous dire ou nous prescrire ce que nous aurions à faire – elle n'en sait en tant qu'elle se veut une science, en principe, rien ou pas plus que nous -, c'est surtout qu'elle ne saurait être le prérequis dont le défaut condamnerait l'action à n'être qu'aveuglement et illusion, sans retomber dans le point de vue qu'elle critique, à savoir celui de la raison scolastique.

    La sociologie de Bourdieu a ceci de souvent désarmant est qu'elle atteint un point de « criticisme » – dont je serais le dernier à lui faire le reproche, si l'on entend par là qu'il n'y a en principe aucune limite à l’interrogation critique – qui laisse cependant toujours coi quant à ce qu'il faudrait faire. L'école, ou même la famille, est ainsi présentée, tour à tour et contradictoirement – surtout de manière péremptoire et définitive -, comme le quasi équivalent du goulag en même temps que la condition de possibilité de la pensée réflexivo-sociologique. Je m'y perds. Les analyses de Bourdieu gagneraient (auraient gagné) à être un peu plus souvent nuancées et, de ce fait, gagneraient peut-être en cohérence.

    RépondreSupprimer
  20. Elles gagneraient surtout, si elles n'avaient pas eu la prétention d'être définitivement scientifiques – au lieu de ne pas se vouloir philosophiques, ce que pourtant elles sont souvent (je ne dis pas pour autant qu'une pensée ne peut trouver de cohérence que si elle est philosophique) -, d'être vaguement politiques, c'est-à-dire conséquentes. Or, politiquement, de la sociologie de Bourdieu, il n'y a malheureusement, et apparemment, pas grand chose à tirer. De nombre de ses critiques, je me dis : « Oui, mais alors ? » Et comme ce « alors » n'a pas grand sens – puisque aucun projet ou aucune perspective politique ne sont la plupart du temps donnés (« neutralité » scientifique oblige) -, le « oui » n'en a pas plus. Mais cela est la contradiction fondamentale, et insurmontable, de toute connaissance de l'homme qui prétend se présenter comme une science. Il n'y a pas de science de l'homme comme il y en a une de la nature, car même si l'homme se trouve faire partie de la nature, il ne se trouve pas en faire partie de la même manière. Il est, dans les sciences humaines, juge et partie. Et la structure de l'ADN est sans intérêt pour l'organisation de la cité.

    « Et vous insistez - en croyant y déceler un vice de la démarche - sur le fait que le Kabyle ne peut faire l’économie de la σχολή occidentale pour accéder à un certain savoir... »

    Si je le dis, c'est en reprenant le présupposé de Bourdieu, présupposé qui n'est pas, dans la forme qu'il lui donne, le mien. Cette difficulté est extrêmement complexe, et je n'aurais ici ni la prétention de l'exposer, encore moins de la résoudre. Toutefois, je n'ai jamais parlé de scholè occidentale, ce qui aurait été une forme de relativisme, cela aussi bien pour la science. L'idée ne m'est pas absolument insupportable, mais ça n'est pas de cela dont j'ai parlé. Ce que je n'accorde pas chez Bourdieu, c'est le demi-habile qui joue au savant. Il dépossède les gens de ce qui est, d'une certaine manière, non pas LA vérité, mais une certaine vérité qu'ils ont d'eux-mêmes ou de leur monde – et après tout, un prête égyptien vivant sous le règne de Ramsès II s'est-il jamais pris pour un entrepreneur schumpétérien et, dans la négative, quelles sont les conditions socio-historiques qui auraient pu (si ce n'est les nôtres) ou dû (si ce n'est les conditions d'un monde « idéal ») permettre qu'il se fasse une idée de son existence conforme à son essence ? La vérité de la pratique des gens, fût-elle de fait très partielle ou lacunaire, en partie illusoire ou mensongère, hypocrite ou intéressée, ou ce qu'on voudra bien (à supposer que cela n'ait pas qu'un sens pour le demi-habile), se trouve, par l'opération bourdivine, transcrite et révélée dans l’œuvre de Bourdieu. Votre Vérité est dans le Livre – le mien. Mais la Vérité ne peut pas, sauf contradictoirement, être dans le Livre si elle est supposée être, comme son titre en témoigne, dans la pratique – sans quoi, encore, pour que notre vie ait un sens, il suffirait, non pas d'en faire quelque chose, mais de fréquenter les bibliothèques.

    RépondreSupprimer
  21. Outre que Bourdieu ne comprend pas le troisième moment pascalien, il oublie l'équivalent platonicien. Après la vie dans la caverne, puis la contemplation du soleil, il faut redescendre dans la caverne, car c'est la seule vie « réelle ». Ici Bourdieu oublie surtout le problème de la participation. Car comment être capable de voir dans une apparence (ou de faire voir aux prisonniers) quelque chose qui n'y serait absolument pas, comme par exemple une idée ? L'apparence ne peut jamais être absolument trompeuse, sans quoi on ne pourrait pas dire de quoi elle serait l'apparence ou ce pour quoi elle se serait donnée illusoirement comme le substitut ou la fausse image – on n'a jamais présenté comme une copie de la Joconde une photo de vacances de la famille Dupond. Il faut que l'apparence, pour être une apparence, se donne pour quelque chose que, d'une certaine manière, elle n'est pas, tout en l'étant, sans quoi elle ne serait plus l'apparence de rien – l'autre alternative, ce sont les arrières mondes. Pourquoi ces remarques apparemment abstraites ? Pour la raison que si Bourdieu prétend expliquer l'existence des autres, il faut bien, non pas seulement s'il veut être compris mais si, comme il le prétend, que sa théorie soit vaguement « réaliste », qu'ils participent eux-mêmes déjà de ce qu'il dit d'eux, qu'ils aient une conscience plus ou moins vague de ce qu'il leur arrive, qu'au moins la théorie sociologique soit la formulation articulée et explicite d'une pensée pré-sociologique, peut-être inchoative et incohérente, mais qui n'en reste pas moins pour autant une pensée – au moins au sens minimal.

    Face à cette difficulté, Bourdieu nous ressort les vieilles arguties psychanalytiques. La vérité sociologique serait une vérité qui ne serait pas bonne à entendre, d’où les critiques dont elles serait l'objet. Pour ma part, ce qui me gêne, ce ne sont pas les soi-disant théories qui me déposséderaient de mon statut de « sujet », celles qui diraient que le sens de mon existence s'énonce tous les samedis matins au Collège de France, ce sont ces mêmes théories en tant qu'elles sont incohérentes, pour certaines des raisons que j'ai déjà mentionnées. Et comment pourrait-il y avoir d'ailleurs oubli ou refoulement des « conditions sociales de possibilité » (Méditations pascaliennes, p. 112), et cela d'autant plus dans une perspective « réaliste » ou « matérialiste », si ce n'est en retombant dans les impasses de l'inconscient psychanalytique freudien et en faisant de ces « conditions sociales » des représentations ou des idées ? Car ne peut être inconscient que ce que je ne veux pas savoir, pour la raison que cela me répugne ou est inconvenant. Refouler ou oublier présuppose de connaître, d'une manière ou d'une autre, ce qu'on refoule ou ce qu'on oublie, idée qui, sauf contradictoirement, ne saurait rendre justice à d'autres thèses de Bourdieu, celles qui laissent entendre que les agents sociaux et historiques sont supposés (presque) tout ignorer des « principes de vision et de division » qui conditionnent et structurent leurs pratiques aussi bien que leur perception ou compréhension du monde.

    Et à supposer qu'il y ait encore quelques mythes qui perdurent, comme vous le notez, on en trouvera l'exemplaire illustration dans la conception que Bourdieu se fait de l'histoire, surtout s'il fallait croire, après lui, que le premier des ressorts en serait l'oubli des origines...

    RépondreSupprimer
  22. Désolé pour la longueur...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J’ai un peu tardé à vous répondre, parce que j’ai voulu vérifier dans le livre de Castoriadis que vous citez la pertinence de ma réaction. J’avais en effet le souvenir que la charge que ce dernier a menée contre la théorie visait avant tout le marxisme, c’est-à-dire une vision des choses bien davantage doctrinaire que scientifique.
      Écrit en 1975, L’institution imaginaire de la société (Seuil) commence pas ces mots très révélateurs : « Pour celui que préoccupe la question de la société, la rencontre avec le marxisme est immédiate et inévitable. Parler même de rencontre dans ce cas est abusif, pour autant que ce mot dénote un événement contingent ou extérieur. Cessant d’être une théorie particulière ou un programme politique professé par quelques-uns, le marxisme a imprégné le langage, les idées et la réalité au point qu’il est devenu partie de l’atmosphère que l’on respire en venant au monde social, du paysage historique qui fixe le cadre de nos allées et venues. » (p.13)
      Il faut sans doute avoir connu les années 50, 60 et 70 pour mesurer à quel point le marxisme a étouffé la pensée en France et, plus particulièrement l’enseignement supérieur français. Ce fut alors une gageure bien malaisée à soutenir que de refuser à la fois les errements des dogmes marxistes et le simplisme idéologique de certains anti-marxistes. Plusieurs l’ont payé d’une carrière brisée.
      Cornelius Castoriadis a tenté la gageure, je le concède aisément. Mais il a voulu sauver la nécessité de la révolution socialiste : « […] finalement, la question dépasse de loin le marxisme. Car, de même que la dégénérescence de la révolution russe pose le problème : est-ce le destin de toute révolution socialiste qui est indiqué par cette dégénérescence ? de même il faut se demander : est-ce le sort de toute théorie révolutionnaire qui est indiqué par le destin du marxisme ? » (p. 17) Ce qui revenait à sauver un des dogmes.
      Et à cette fin, il a longuement réinterprété un concept marxien bien connu : la praxis. Ce qui le conduit à chercher une sorte d’entre-deux que vous évoquez, un entre-deux qui s’éviterait les extrêmes que représentent théorie totale et pratique aveugle, technique et réflexe.
      Je suis d’avis que Castoriadis a tenté là de sauver ce qui ne méritait pas de l’être. Plein d’effroi devant les dérives de l’expérience communiste, il a cherché une porte de sortie permettant à ceux qui attendaient un bouleversement radical du monde social d’éviter la désespérance : « Bien entendu, cette expérience ne “démontre” rien par elle-même. Mais elle oblige à revenir sur la théorie économique de Marx pour voir si la contradiction entre la théorie et les faits est simplement apparente ou passagère, si une modification convenable de la théorie ne permettrait pas de rendre compte des faits sans en abandonner l’essentiel, ou si finalement c’est la substance même de la théorie qui est en cause. » (p. 23)
      Je crois qu’il y a chez Castoriadis quelque chose de très hégélien en ce que - bien que réfutant toute théorie - il pense la pensée comme le destin du monde.

      (à suivre)

      Supprimer
    2. Bien qu’il ait souvent été accusé de marxisme (cf. notamment Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, Gallimard, 1985), Bourdieu ne place pas ses réflexions dans ce contexte. Il reconnaît - à juste titre, selon moi - l’importante contribution de Marx à la compréhension des faits sociaux, notamment quant au caractère non conscient des déterminations. Mais, sur le plan méthodologique, il s’inscrit plutôt dans la ligne de Max Weber et de sa neutralité axiologique. Ce qui implique une sorte de retrait par rapport à l’action, un moment réflexif propre à permettre l’objectivation des présupposés inconscients de tout acte, une rupture épistémologique pour reprendre les mots de Bachelard.
      Ce qui fait à la fois la force et l’ambiguité de la pensée de Bourdieu, c’est qu’il pousse souvent l’esprit précautionneux jusqu’à décrire complaisamment les limites de toute recherche, de toute analyse et de toute théorie, sans pour autant s’interdire d’en user. Ainsi, il approuve la neutralité axiologique, mais l’a souvent violée pour satisfaire son souhait d’engagement politique ; il n’ignore rien de l’incapacité ontologique à laquelle se heurte toute théorie dès lors qu’elle prétend rendre compte d’une pratique, mais tente toujours le coup ; il admire et enrichit la célèbre distinction que Pascal fait du peuple, des demi-habiles et des habiles, mais adopte souvent la posture du demi-habile (cf. l’extraordinaire scène du film La sociologie est un sport de combat de Pierre Carles (2001) où on le voit se prévaloir de sa science devant un auditoire de banlieue) ; il dénonce volontiers ce que la science doit au formalisme scolastique, mais s’y conforme lui-même fréquemment.
      Il n’est pas de pensée qui n’ait son point aveugle, y compris la mienne en train de se penser lucide lorsqu’elle évoque ce point aveugle. La question ici - en liaison avec le jugement qu’il convient de porter sur le livre de Pierre Verdrager, objet de ma note initiale - est de savoir s’il faut passer par la sociologie - et dans ce cas par quelle sociologie - plutôt que par la philosophie, pour tenter de comprendre le monde social qui nous entoure. Au-delà de tout ce qui peut être dit - et l’a été - au sujet des césures disciplinaires, vous optez plutôt pour la philosophie, en vous plaçant dans les pas de Castoriadis. Je reste personnellement attaché en ce cas à la sociologie en ce qu’elle participe d’un effort d’élucidation qualifié de scientifique.
      Je vous dois un aveu : je ne comprends pas grand-chose aux développements philosophiques et psychanalytiques auxquels Castoriadis se livre dans L’institution imaginaire de la société. Partant de considérations assurément respectables, il me paraît s’égarer rapidement dans des acrobaties verbales (dont chacune mériterait bien sûr d’être posément pesée) qui démentent objectivement (comme auraient dit les marxistes) son souci de faire le procès des théories. Et je n’en aperçois pas la portée pratique, ce qui vous est si cher. Mais j’ajouterai aussitôt que si vous cherchiez à me faire le reproche de cette incompréhension, je ne pourrais que vous donner raison.

      (à suivre)

      Supprimer
    3. Tant qu’à avouer, je poursuis. Je dois admettre être depuis longtemps arrivé à une impasse quant à la faisabilité de la recherche sociologique. Car il me paraît que les conditions d’une recherche efficace - c’est-à-dire d’une recherche qui parvient partiellement à démêler le vrai du faux - ne sont pas compatibles avec la diffusion du savoir qui en découlerait. Ce qui conduit à une forme particulière de désespoir niant toute possibilité d’amélioration structurelle du monde social - donc toute possibilité d’une action politique ambitieuse - pour se rabattre sur les actes bienfaisants de proximité, ténus mais efficaces. Et j’ose en outre regarder ce désespoir comme une voie vers le bonheur.
      La recherche sociologique - bien que socialement stérile (regardez comment on traite encore ceux qui ont tenté de se suicider, malgré ce que Durkheim découvrit sur le sujet à la fin du XIXe siècle) - peut néanmoins satisfaire quelque peu le désir de comprendre. Il me semble qu’elle ne peut y parvenir que si l’on accepte l’idée que nous ignorons ce qui nous fait agir, de même que l’idée que celui qui cherche détient les clés d’un savoir que le commun des mortels ne possède pas. C’est précisément ce que Pierre Verdrager refuse dans son livre.
      Bien des choses que vous dites me paraissent exactes. Ce qui nous sépare n’est peut-être que l’espèce de séduction que Castoriadis a exercé sur vous, et Bourdieu sur moi. Peut-être aussi l’usage que nous nous disposons à faire des idées que nous partageons.
      S’il n’y avait aucune différence entre nous, nous serions amenés à ne pas débattre.
      Merci pour votre copieux commentaire.

      Supprimer
  23. Merci pour votre réponse. Quand j'aurai un peu plus avancé dans mes lectures, je viendrai de nouveau vous "agresser"... :-)

    Bien à vous.

    RépondreSupprimer
  24. Merci pour votre réponse. Si j'ai un peu de temps, je répondrai à vos remarques et objections.

    Bien à vous.

    RépondreSupprimer