lundi 26 avril 2010

Note d’opinion : Sigmund Freud

À propos de la vanité

Il ne sied pas de parler d’un livre qu’on n’a pas lu, a fortiori d’un livre qu’on n’a pas l’intention de lire. C’est le bruit médiatique auquel il donne lieu que je voudrais évoquer, plus important en définitive que son contenu.

Freud était-il un salaud ? Voilà la question qu’un livre vient de jeter en pâture aux médias et dont l’ambition philosophique proclamée ne peut dissimuler les profits matériels et symboliques que son auteur recherche. On peut s’interroger : qui en cette affaire (comme en bien d’autres, il est vrai) se sert de l’autre ? L’auteur utilise-t-il le goût des médias pour les scandales afin de vendre un produit dont la réussite commerciale dépend de l’importance de sa promotion ? Ou les médias utilisent-ils l’auteur pour organiser ces débats scandaleux auxquels ils attribuent la hauteur de leur audience ? À moins que – au-delà de ces divers motifs – la cause première de tout ce tintamarre ne soit l’indécrottable vanité, celle que l’auteur dénonce chez Freud, celle de l’auteur lui-même dénonçant Freud, celle de ces critiques si peu critiques et tellement jubilants.

Une première interrogation s’impose : que vaut le jugement moral que l’on peut porter sur la moralité d’un auteur au regard de son œuvre ? Je suis personnellement enclin à répondre à cette question en trois temps. D’abord, il importe de remarquer que le jugement moral sur autrui – quel qu’il soit – n’a en aucune façon la même importance que le jugement moral qu’on peut porter sur soi-même. La logique de la paille et la poutre étant inévitable, il convient d’être très circonspect sur les "fautes" d’autrui, ce qui devrait d’autant se justifier qu’on n’est pas investi d’une fonction juridictionnelle. Deuxièmement, s’il existe toujours un certain intérêt à corréler autant que faire se peut une œuvre et son auteur, y compris dans ses aspects moraux, les turpitudes de l’un n’invalide pas nécessairement l’autre ; il y a, à cet égard, une grande différence entre les œuvres morales, les œuvres scientifiques et les œuvres artistiques, par exemple. Enfin, troisièmement, l’immoralité est affaire de contexte et il est assez sot d’exiger a posteriori de certains auteurs anciens le respect de valeurs qui n’occupaient pas en leurs lieu et temps la place qu’elles se voient reconnaître aujourd’hui.

Dans le cas de Freud, il est peut-être nécessaire de faire une claire distinction – plus claire que lui-même ne la faisait – entre ses théories anthropologiques et ses théories thérapeutiques. Qu’il ait participé à ce mouvement d’idées qui mit en lumière le caractère non conscient des déterminations du comportement humain, cela ne me semble faire aucun doute. Et sur ce point, on voudrait que bien des auteurs – y compris celui du livre qui aujourd’hui le crucifie – manifestent autant d’intelligence que lui dans l’approche éthologique de l’homme. Les travers moraux de Freud n’y changent presque rien. Quant à la psychanalyse, c’est une autre affaire. N’ayant jamais pu lui accorder beaucoup de crédit, je serais bien en mal d’en défendre le sérieux et l’efficacité. C’est là pourtant qu’on eût été en droit d’exiger une méthode et une pratique exemptes de toute compromission morale. Quoi qu’il en soit, la force des idées de Freud comme les faiblesses de son action thérapeutique doivent beaucoup, les unes comme les autres, à cette vanité qui lui faisait rechercher la célébrité.

Il y a quelque chose de naïf à croire que ce que l’on appelle si volontiers les grands hommes aient pu produire leur œuvre en l’absence de toute vanité. Tout comme il y a également quelque chose de naïf à se croire soi-même exempt de vanité. Ce qui sépare les hommes, ce n’est pas que les uns soient vaniteux et les autres pas, mais bien plutôt que les uns aient conscience de la nécessité de maîtriser leur vanité, et les autres pas. Combien est intéressante l’approche des œuvres sous cet angle. Par exemple, Montaigne et Rousseau se montrent soucieux de combattre leur propre vanité. Ils y emploient des moyens très différents. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, je suis prêt à expliquer ce qui m’incline à croire que, d’une certaine manière, Rousseau y est mieux arrivé, là où pourtant Montaigne avait moins de raisons d’en en ressentir. Pourquoi moins de raisons ? Mais parce qu’il était plus proche de cette lucidité sur la mort, sinon sur l’inanité de tout sens, qui sont les meilleurs antidotes à la vanité. Après tout, qui peut croire que le temps n’effacera pas rapidement les traces les plus tangibles auquel l’homme consacre souvent tant d’efforts pour se faire un nom, comme on aime à dire ?

S’emparer de l’œuvre d’un penseur renommé pour en dénoncer l’imposture, c’est évidemment tenter de se hausser au-dessus de l’œuvre en question. Le projet est ambitieux. Quand il s’agit de l’œuvre de Freud, il est téméraire. Non qu’il ne se justifie pas d’en faire une critique sans merci (1). Mais entre une critique – fût-elle la plus sévère qui soit – et la proclamation d’une imposture (proclamation annonçant le crépuscule de celui qu’on pourfend), il y a une marge en laquelle j’entrevois beaucoup de vanité.

Freud vaniteux ? Sûrement. Et Nietzsche, qu’en est-il de Nietzsche ?

(1) C’est ce qu’avait déjà fait, par exemple, le livre publié sous la direction de Catherine Meyer et intitulé Le livre noir de la psychanalyse : vivre, penser et aller mieux sans Freud (Ed. Les arènes, coll. Documents, 2005).

Autres notes sur l’auteur du livre évoqué :
Traité d’athéologie
L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus

6 commentaires:

  1. J'aime beaucoup votre billet ( tous d'ailleurs même quand je ne mets pas de commentaires tous vos billets sont intéressants)
    Je ne déteste pas que l'on vienne mettre en cause Freud qui vilipendé de son vivant est depuis devenu un peu intouchable
    Je viens d'acheter le livre pour me faire une idée un peu plus précise mais le "cirque" médiatique autour du livre m'agace fortement et je trouve dommage qu'Onfray s'y prête, cela ne le grandit pas

    RépondreSupprimer
  2. Quand on sait – et vous le savez manifestement, votre site (1) en témoigne – combien nombreux sont les livres qui fertilisent l’esprit, il est désolant de voir de quelle façon les médias dirigent les acheteurs vers des livres qui – sous couvert de révolte – excitent au rejet et même à la haine, propagent le simplisme philosophique et transpirent la suffisance et la vanité. J’aime l’esprit critique et je regrette beaucoup qu’il soit de nos jours si peu pratiqué et si peu enseigné. Une des causes de son déclin, c’est sans doute qu’il fut depuis quelque temps confondu avec l’agressivité partisane. Qu’on est loin de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » lorsqu’on se cherche des puces et qu’on s’invective dans ce que les médias osent aujourd’hui appeler des débats !

    Merci pour votre commentaire.

    (1) http://asautsetagambades.hautetfort.com/

    RépondreSupprimer
  3. Je recommande également : "Mensonges freudiens", de Jacques Bénesteau, publié chez Mardaga. Critique de la thérapie psychanalytique.
    Philippe

    RépondreSupprimer
  4. Jacques Van Rillaer, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain et co-auteur du Livre noir de la psychanalyse a fait l’éloge de ce livre (cf. site Internet http://vdrp.perso.libertysurf.fr/V_Rillaer.html)

    Merci pour cette précision, cher Philippe.

    RépondreSupprimer
  5. Finkielkraut, sur cette question, dans un entretien avec un journaliste du Figaro:

    "Car les médias traditionnels tendent à s’aligner sur la violence de la Toile. Plus ça cogne, plus ça marche ! La critique argumentée de Freud n’intéresse personne. Le portrait du fondateur de la psychanalyse en monstre et en escroc excite tout le monde. Si c’est cela la modernité, je m’enorgueillis de réaliser avec « Répliques » une émission anachronique, voire rétrograde. Ce qui aggrave encore les choses, c’est le déferlement de la dérision sur toute forme d’autorité ou d’éminence."

    http://blog.lefigaro.fr/le-fol/2010/05/finkielkraut-le-rire-contemporain-est-une-forme-dincivilite.html

    Alors pour proposer à mon petit niveau une alternative à ce mécanisme (morbide?) qui veut qu'il faille cracher son venin pour vendre, voir:

    Lézé Samuel, 2010. L'autorité des psychanalystes. Paris, Presses universitaires
    de France.

    http://www.puf. com/wiki/ Autres_Collectio ns:L%27autorit% C3%A9_des_ psychanalystes

    L'universitaire a eu le malheur de sortir son bouquin en même temps qu'Onfray...

    RépondreSupprimer
  6. Je suis très heureux que vous ayez jugé opportun de citer Finkielkraut, et plus particulièrement de ses propos où il associe dans un même opprobre la violence des opinions et la violence des dérisions. Car il y a là, conjugués dans le même funeste destin, les assauts d’un torrent de sottise et de méchanceté qui rendent notre époque plus désespérante encore que ne le font les prévisions démographiques ou les bilans écologiques les plus alarmants. La sottise et la méchanceté sont de tout temps, mais elles n’ont peut-être jamais été aussi bien données en modèle et enseignées qu’aujourd’hui.

    J’aimerais, comme Alain Finkielkraut, que l’humour soit encouragé. Et comme lui, je pense que cela implique de cesser d’entendre les amuseurs. La place m’étant ici comptée, je ne reproduis que le dernier paragraphe d’un texte admirable qui doit certainement l’émotion qu’il procure à la justesse du propos.
    « Kundera définit l’humour comme "l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale". Découverte admirable, qui fait trembler le sens, mais qui est elle-même tremblante, précaire, incertaine, à la merci des amuseurs comme des agélastes. Tandis que ceux-ci persécutent l’humour, ceux-là l’ensevelissent sous les tombereaux de leur hilarité perpétuelle. Le rire de l’humour dérègle les unions sacrées ; le rire des amuseurs désigne des victimes sacrificielles. Le premier défie la meute, le second la déchaîne. Le premier est une modalité du doute tandis que les verdicts du second tombent en cascade. Le rire de l’humour ébranle, par la fantaisie, les certitudes sentencieuses de l’idéologie ; le rire des amuseurs tranchent les têtes qui dépassent et punit, à coups de caricatures, tous les arriérés, tous les retardataires, tous les réactionnaires, tous ceux qui contreviennent, par leur anachronisme, aux évidences narquoises de l’esprit du temps. "L’homme pense, Dieu rit", dit l’humour, et il rompt, en s’établissant dans cet intervalle, l’autosuffisance du monde ; les amuseurs, à l’inverse, baignent dans l’immanence et leur jovialité triomphante apporte à l’homme démocratique la double bonne nouvelle du nivellement de l’être et de la mort du rire de Dieu. » (1)

    Que ne peut-on diffuser ce message, trop directif assurément, mais tellement salutaire : si l’humour vous agrée, si le doute vous habite, si le débat vous intéresse, – et si par-dessus le marché vous êtes loin d’être toujours d’accord avec Finkielkraut –, alors, écoutez « Répliques » ; d’une façon où d’une autre, vous ne pourrez que vous améliorer, notamment en contrecarrant l’influence morbide que les amuseurs ont, même à votre insu, sur votre intelligence et votre générosité !

    Merci pour votre commentaire, cher Cédric.

    (1) Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, pp. 36-39.

    RépondreSupprimer