mercredi 28 avril 2010

Note spéciale : Pierre Hadot

Pierre Hadot est mort

Pierre Hadot est mort le 24 avril dernier.

Je souhaite lui rendre hommage, car il fait partie de ces auteurs qui ont su aborder les choses sans idées préconçues, sans savoir convenu, et qui apportent ainsi à leurs lecteurs le témoignage prodigieux de la puissance de la pensée humaine.

Bien des choses me tenaient éloigné de Pierre Hadot : son mysticisme, ses intérêts premiers (tel Plotin), et surtout son insistance à prôner les « exercices spirituels », le mot spirituel étant pour moi un mot souvent plus irritant que compréhensible. Et puis sa lecture m’a fait entrevoir ce que j’aurais perdu à ne pas le suivre dans sa redécouverte des penseurs antiques.

Comment puis-je personnellement mieux lui rendre hommage qu’en rappelant le finale de sa leçon inaugurale au Collège de France, un finale non dénué d’humour, un finale où il a aussi l’humilité de citer Friedmann pour appuyer son exhortation à l’effort spirituel ?

« J’achève de prononcer devant vous cette leçon inaugurale, ce qui veut dire que je viens de faire ce que l’on appelait dans l’Antiquité une epideixis, un discours d’apparat, dans la droite ligne de ceux qu’au temps de Libanius par exemple, les professeurs devaient déclamer pour recruter des auditeurs en essayant à la fois de démontrer la valeur incomparable de leur spécialité et de faire étalage de leur éloquence. Il serait intéressant de rechercher les chemins historiques par lesquels cet usage antique s’est transmis aux premiers professeurs du Collège de France. Nous sommes en tout cas, en ce moment même, en train de vivre en pleine tradition gréco-romaine. Philon d’Alexandrie disait de ces discours d’apparat que le conférencier "y produisait au grand jour le fruit des longs efforts poursuivis en privé, comme les peintres et les sculpteurs recherchent, en réalisant leurs œuvres, les applaudissements du public" (*). Et il opposait cette conduite à la véritable instruction philosophique, dans laquelle le maître adapte sa parole à l’état de ses auditeurs et leur apporte les remèdes dont ils ont besoin pour être guéris.
Le souci du destin individuel et du progrès spirituel, l’affirmation intransigeante de l’exigence morale, l’appel à la méditation, l’invitation à la recherche de cette paix intérieure que toutes les écoles, même celle des sceptiques, proposent comme fin à la philosophie, le sentiment du sérieux et de la grandeur de l’existence, voilà, me semble-t-il, ce qui dans la philosophie antique n’a jamais été dépassé et reste toujours vivant. Certains verront peut-être dans ces attitudes une conduite de fuite, une évasion, incompatible avec la conscience que nous devons avoir de la souffrance et de la misère humaines, et ils penseront que le philosophe se révèle ainsi comme irrémédiablement étranger au monde. Je répondrai simplement en citant ce beau texte de Georges Friedmann daté de 1942, qui laisse entrevoir la possibilité de concilier le souci de la justice et l’effort spirituel, et qu’un stoïcien de l’Antiquité aurait pu écrire : "
Prendre son vol chaque jour ! Au moins un moment qui peut être bref, pourvu qu’il soit intense. Chaque jour un ‘exercice spirituel’ seul ou en compagnie d’un homme qui lui aussi veut s’améliorer… Sortir de la durée. S’efforcer de dépouiller tes propres passions… S’éterniser en se dépassant. Cet effort sur soi est nécessaire, cette ambition, juste. Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes." (**) » (1)

(*) Philon d’Alexandrie, De posteritate Caini, Paris, Cerf, 1972, p. 129.
(**) G. Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970, p. 359.
(1) Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique. Leçon inaugurale de la Chaire d’histoire de la pensée hellénistique et romaine faite au Collège de France, le vendredi 18 février 1983, Ed. Allia, 1998, pp. 62-64.

Autres notes sur Hadot :
N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels
Plotin ou la simplicité du regard

2 commentaires:

  1. On pourra aussi renvoyer au livre d'hommage, le premier paru de son vivant, publié en l'honneur de Pierre Hadot en mars 2010 par les éditions de la rue d'Ulm :l "Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes", qui contient notamment un très bel entretien inédit. C'est pour débattre de ce livre avec les auteurs que Pierre Hadot aura fait sa dernière apparition en public le 12 avril dans la Bibliothèque de l'Ecole normale, devant un public très nombreux et extrêmement ému.

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  2. Voilà une référence qu’il faut certainement noter. Le partenaire de l’entretien dont vous parlez, c’est Arnold I. Davidson, professeur à l’Université de Chicago. C’est avec lui et avec Jeannie Carlier qu’il avait déjà publié un livre d’entretiens intitulé La philosophie comme manière de vivre (Albin Michel, 2001).

    Merci pour votre commentaire et votre témoignage.

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