vendredi 7 décembre 2012

Note de lecture : Pierre Mayer

Préface au Cap des tempêtes de Lucien François
par Pierre Mayer


Le cap des tempêtes de Lucien François (1) en est à sa deuxième édition.

Celle-ci est enrichie d’une préface, que l’on doit à Pierre Mayer. Juriste renommé, celui-ci ne cache assurément pas son admiration pour le livre. Son accord avec la thèse défendue est à ce point profond qu’il m’étonne. Car ce spécialiste de l’arbitrage devrait savoir que ce qui mérite davantage de susciter l’interrogation dans le comportement humain n’est pas le recours à la force ou à la menace, mais au contraire l’incroyable multiplicité de circonstances qui voient les hommes obéir à quelque chose qu’aucune force ne conforte. Et si le droit endigue des vœux propres à inspirer la violence, il traduit également des souhaits qui refusent précisément toute légitimité à celle-ci.

Norberto Bobbio a parlé d’un cap des tempêtes à propos de la théorie positiviste, lorsque celle-ci s’attaque à la question de la prééminence de la règle de droit par rapport à toute autre règle que divers lieux du monde social se donnent. C’est qu’écarter le devoir-être de la règle rend autrement malaisée l’explication de cette prééminence. « La plupart des juristes, même positivistes, font entrer dans la définition du droit la notion de justice, justice à laquelle n’aspire pas, et que ne fait pas régner, la bande de voleurs. Mais telle ne peut être la réponse d’un positiviste conséquent, comme l’est Lucien François », écrit Pierre Mayer. Voilà qui me paraît un peu court !

Car enfin, une chose est d’étudier le droit en recherchant son adéquation avec ce que l’on croit être le juste, comme ont pu le faire bien des jusnaturalistes. Une autre est d’étudier ce que le droit positif doit à cette conception-là. Et il me semble qu’un positiviste conséquent devrait précisément s’atteler à expliquer les traces que l’idée de droit naturel a pu laisser, au fil du temps, dans le droit positif.

Bien que n’étant pas un grand connaisseur des théories du droit, je voudrais me permettre d’exposer l’idée que je me fais du positivisme de Lucien François.

Si l’on admet que celui que l’on nomme positiviste dans le champ des recherches juridiques a choisi d’approcher le droit tel qu’il est - c’est-à-dire en se contentant du droit positif - et de se désintéresser du droit tel qu’il devrait être, on est forcé de constater que Le cap des tempêtes représente une entreprise qui dépasse, si je puis dire, ce positivisme-là. Car le droit positif y est lui-même appréhendé en ne considérant que les faits, à l’exclusion des multiples intentions dont certains croient qu’elle participent à le faire ce qu’il est. En ce sens, Lucien François se rapproche beaucoup d’un certain positivisme philosophique. Il me semble que le premier paragraphe d’un article intitulé “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” que Antoine Corriveau-Dussault a publié en 2007 circonscrit bien le cadre dans lequel Lucien François veut contraindre sa pensée. Le voici :
« Les positivistes logiques défendent la distinction fait/valeur sur la base de leur division tripartite des énoncés. Les énoncés se répartissent selon eux en trois classes : les énoncés analytiques, les énoncés synthétiques, et les énoncés vides de sens. Les énoncés analytiques sont ceux qui sont vrais en vertu de leur seule signification (par exemple les énoncés tautologiques comme « Tous les célibataires sont non-mariés »). Les énoncés synthétiques sont les énoncés empiriques, c’est-à-dire ceux pour lesquels une méthode de vérification expérimentale peut être imaginée. Les énoncés qui n’entrent pas dans ces deux classes sont considérés vides de sens. C’est le cas principalement des énoncés éthiques et métaphysiques. Ces énoncés n’étant ni tautologiques, ni vérifiables empiriquement, ils sont rejetés comme du non-sens. C’est ce qui conduit les positivistes à opposer faits et valeurs. Selon eux, les faits sont du domaine de la science, et sont objectifs parce qu’ils constituent des descriptions du monde tel qu’il est dont l’exactitude peut être vérifiée empiriquement. À l’opposé, les valeurs sont du domaine de l’éthique (et de l’esthétique), et sont subjectives parce qu’elles sont des prescriptions de comment le monde devrait être qui ne réfèrent à rien de vérifiable empiriquement. L’opposition fait/valeur constitue donc, depuis le positivisme logique, le principal argument en faveur du subjectivisme moral. » (2)

Ce n’est cependant pas tout. Car les valeurs ainsi rangées parmi les énoncés vides de sens ne sont telles que lorsqu’on y adhère, lorsqu’on les fait siennes, lorsqu’elles constituent une part de ce qui prétend démêler le vrai du faux. Mais lorsqu’elles sont l’énoncé de l’autre, elles deviennent un fait. Car un énoncé vide de sens qui est perçu, à tort, comme en en ayant un, devient un fait pour ceux sur qui il a des effets. Voilà ce dont la notion de nimbe que Lucien François utilise rend bien mal compte.

Les sciences de la nature et les sciences de l’homme affrontent des difficultés différentes, en raison même de la nature des faits qu’elles envisagent d’expliquer. Pour les premières, les jugements de valeur sont effectivement irrelevants, du moins serait-il souhaitable qu’ils le soient. Par contre, pour les secondes, ils font partie de ce qu’il convient d’expliquer ou font même partie de l’explication des faits constitutifs de l’objet de recherche. Supposer le contraire conduit à se cantonner dans une sorte de behaviorisme peu propice à des découvertes sociologiques. Car, de sociologie, il en est question dans la préface de Pierre Mayer. « Parvenu à la fin de l’ouvrage, le lecteur s’interroge légitimement : le discours qu’il vient de lire, est-ce un discours juridique ou un discours sociologique? En décrivant des phénomènes de fait, en réduisant le droit à un ensemble de faits, l’auteur ne se place-t-il pas en dehors du droit pour ne porter sur lui qu’un regard extérieur, celui du sociologue? » s’interroge-t-il.

Sans qu’il ait été besoin de préciser ce qui distingue le fait du droit lors de l’application de ce dernier - usage soit professionnel soit naïf du mot “fait” -, Mayer aurait dû s’interroger, me semble-t-il, sur la méthode. Lucien François accomplit-il un travail quelque peu sociologique en exposant son analyse du droit ? Même si son intention fut telle, c’est un fait : il y réussit peu. Car on ne s’explique pas mieux ce qu’est le droit en sachant que la force régit bien des rapports humains. Si celle-ci était à ce point déterminante, qu’importe le droit ! Et si le droit ne procède que d’illusions, celles-ci ont une réalité qu’il est illusoire d’ignorer.

Selon Mayer, c’est le pouvoir qui fascine Lucien François. Il écrit : « [...] plus il avance dans sa démonstration, plus Lucien François se concentre sur ce qui, plus que tout, le fascine : le pouvoir, et ce sur quoi il repose. Ce n’est pas sensible dans l’exemple du “plus petit jurème” : celui qui l’énonce est menaçant, mais ne prétend pas posséder un pouvoir. En revanche, lorsque le jurème s’installe dans des relations durables, la notion d’“archème” doit être introduite. Sa place grandit avec les “agrégats”, “ensembles d’archèmes agglutinés”. Et lorsque l’agrégat se fait dominateur sur un territoire, ce qui correspond au phénomène de l’Etat, la tâche que s’assigne l’auteur est d’analyser lucidement comment le pouvoir s’établit, comment il coexiste avec d’autres agrégats, comment il s’exerce et comment il se maintient. »
J’incline pourtant à croire que c’est la force, et non le pouvoir, qui fascine l’auteur du Cap des tempêtes. Car il n’y est question que du pouvoir de la force, ce qui est bien distinct du pouvoir, dont les sources sont multiples et les formes diverses. Multiplicité et diversité, tel se présente le monde social, et la gageure d’en rendre compte par la simplicité et l’univocité, aussi subtil et compliqué soit le chemin pour y arriver, n’est pas prête d’être tenue.

Ce qu’il y a d’amusant dans la thèse de Lucien François - et que Pierre Mayer ne semble pas avoir aperçu -, c’est que le droit sans le Sollen peut être interprété comme une vision illusoire de celui-ci, illusoire en ce qu’elle méconnaît certaines des principales déterminations du droit. Et la sociologie ne perdrait sans doute pas son temps si elle s’attelait à analyser ce qui a conduit certains juristes, soucieux de se démarquer des jusnaturalistes les plus illusionnés, à rejeter ces déterminations-là comme n’ayant pas davantage de réalité que le nimbe qui entoure la tête des saints.

(1) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012.
(2) Antoine Corriveau-Dussault, “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” in Phares (Revue philosophique étudiante de l'Université Laval), volume 7, 2007, disponible sur Internet ici.


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À propos des faits et des valeurs
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