mercredi 3 juillet 2013

Note d’opinion : rationalisme, scepticisme, déterminisme

À propos du rationalisme, du scepticisme et du déterminisme

Si je devais citer les lieux (1) philosophiques auxquels j’incline à adhérer - exercice évidemment très réducteur -, je choisirais le rationalisme, le scepticisme et le déterminisme (2). Et si j’en parle, ce n’est nullement parce que cela mérite d’être su, mais uniquement en raison du fait qu’il s’agit là d’une conjonction de lieux qui relève a priori du possible (puisque je la vis) et dont je peux tenter de dire quelque chose.

Ai-je besoin de préciser que je n’ai pas l’ambition de faire de la philosophie ? J’en suis bien incapable. Il s’agit plutôt d’une tentative de rendre compte de ce que j’identifie - peut-être à tort - comme des topoï de ma propre pensée, principalement en ce qu’ils sont celles de mes croyances qui pèsent peut-être le plus sur mes opinions, y compris à mon insu.

1. Le rationalisme

Rares sont ceux qui prétendent ne pas s’incliner devant la raison ; mais plus rares encore sont ceux qui, en pratique, lui accordent effectivement la préférence. La croyance dépourvue de justifications rationnelles s’impose beaucoup plus facilement que la connaissance, soit parce qu’elle est plus séduisante, ou plus utile, ou plus gratifiante, ou plus propice à l’espérance, ou simplement plus aisée à faire partager.

Comme le dénonce avec force Jacques Bouveresse, nous vivons une époque qui a vu la notion même de vérité mise en cause jusqu’au niveau de sa pertinence. (3) Or, il s’agit là d’un basculement dans l’absurde d’une préoccupation initialement très légitime. L’affirmation dogmatique de la vérité, lorsqu’elle est justifiée en raison, dénote un usage illusoire de celle-ci. Et c’est donc à juste titre que ses faiblesses et ses hardiesses ont été dénoncées, par exemple par Montaigne il y a plus de quatre siècles, ou encore par Nietzsche beaucoup plus récemment. (4) Mais détruire l’illusoire confiance que l’on pourrait accorder en toutes circonstances à la raison n’enlève rien au fait qu’elle reste notre unique recours pour tenter de se forger des croyances qui méritent d’être appelées connaissances. On ne voit pas ce qui justifie raisonnablement de bousculer l’idée de raison, comme celle de vérité, jusqu’à les juger inutiles ou insignifiantes. Il s’agit sans doute là d’une forme d’extrémisme qui doit tout à un certain charme romantique que l’on attribue à la radicalité. Il serait évidemment absurde d’établir cette prétendue insignifiance par la raison elle-même, puisque celle-ci n’aurait plus droit de citer, et l’on aperçoit mal, dès lors, comment l’établir.

L’idée que je me fais de la raison a évidemment évolué. Plus loin je remonte en arrière (mais cela a bien sûr une limite) plus proche étais-je, je crois, d’une conception assez dogmatique de la raison. Non que j’eusse originairement des croyances inébranlables qui me semblaient rationnellement justifiées, mais parce que j’attribuais naïvement à la raison la possibilité de fonder les opinions raisonnables. L’existence de bons arguments me paraissait suffisante pour distinguer le vrai du faux. Puis, assez vite, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autre représentation de la vérité que révisable. Et j’en suis venu à prendre conscience de ce qu’aucune analyse rationnelle ne peut débuter sur le vrai autrement qu’en postulant une axiomatique arbitraire. Les mathématiques sont vraies en ce qu’elles reposent sur des raisonnements exacts, mais elles ne peuvent rien dire d’autre que ce que permettent les axiomes sur lesquels il fut convenu de l’établir. Toute question que l’on n’enferme pas dans une axiomatique, c’est-à-dire que l’on ne soumet pas à une logique formelle, manque de prémisses.

Il y a déjà longtemps que je fus comme frappé par cette espèce de cri que lance Wittgenstein dans De la certitude, au paragraphe 471 : « Il est tellement difficile de trouver le commencement. Ou mieux : Il est difficile de commencer au commencement. Et de ne pas essayer d’aller plus loin en arrière. » (5) Cette impossibilité de découvrir le début solide et incontestable à partir duquel la raison peut s’exercer, c’est ce qui force à argumenter là où l’on aimerait se contenter de déduire ou d’induire, ce qui force aussi à se satisfaire du probable ou du vraisemblable là où on aspire à la certitude. Les sens sont trompeurs et l’évidence incertaine, mais il reste la ressource d’établir des relations logiques ou quasi-logiques entre des propositions raisonnablement vraisemblables et ce qui peut en être inféré. Que cette ressource soit problématique, je n’en doute pas un instant. Elle vaut pourtant mieux que toute autre forme de tentative pour supposer le vrai ou le faux, et mieux encore que l’idée déraisonnable que l’on puisse se passer d’être attentif à cette distinction.

En m’efforçant de préciser dans quelle mesure j’incline au rationalisme, je suis donc aussi amené à tenir compte du caractère assez flou du mot. Il y a plusieurs manières d’être rationaliste et je me sens bien loin de ceux qui, sous ce nom, adhèrent à un réalisme naïf (6).

La science m’importe beaucoup. Non qu’elle soit la vérité, mais parce qu’elle constitue la voie à emprunter pour repérer le faux. Et, à ce titre, en tant que méthode, elle vaut davantage que toute autre. Il est très regrettable que se répande de nos jours l’idée que la connaissance scientifiquement confortée ne vaille pas mieux que quelque croyance que ce soit. C’est là faire fi des mérites de la raison.

2. Le scepticisme

On définit souvent le sceptique comme celui qui croit impossible d’établir quelque vérité que ce soit, ou celui qui pense que l’apparence dissimule définitivement la réalité, ou encore celui qui, en toute circonstance, suspend tout jugement de quelque nature qu’il soit. Il y a là bien des réflexions à mener sur la pertinence de cette position, mais aussi sur les effets - bénéfiques ou maléfiques - qu’elle peut avoir sur la lucidité, sur le comportement, sur l’aptitude au bonheur ou sur la vie sociale. Mais la radicalité de ces définitions rend assez improbable leur respect absolu par quiconque. Lorsqu’il nous est affirmé que Pyrrhon niait le ravin vers lequel il marchait, jusqu’à y choir, ou qu’il n’acceptait de parler que pour préconiser le silence, on reste... sceptique. (7) Il est vrai que prétendre qu’aucune connaissance n’est possible revient paradoxalement à s’armer de cette connaissance-là !

S’il existe plusieurs manières d’être rationaliste, il n’y en a sans doute qu’une d’être sceptique. Mais celle-ci varie en degré. Lorsque G. E. Moore réfute le scepticisme par le célèbre argument « c’est là une main » (8), il tente de placer hors d’atteinte du doute un certain nombre de constats que l’exercice de la vie ne nous donne pas la possibilité d’ignorer. On est proche là de ce que Kant disait de la distinction entre la gauche et la droite (9). Mais peut-on croire être venu à bout du scepticisme en s’inclinant devant les évidences les plus ordinaires ? Oui, on le peut, mais ce scepticisme ascétique ainsi vaincu était de nature à clore toute discussion. Ce qui faisait sans doute la part belle au dogmatisme.

Quand je dis que le scepticisme comporte des degrés, je ne veux pas seulement dire qu’il y a des sceptiques différents selon la radicalité de leurs doutes. Je veux aussi dire que chaque sceptique devrait choisir sa dose de scepticisme selon le type de savoir à apprécier et aussi selon le contexte dans lequel il faut se livrer à cette appréciation. Il y a peut-être un moment pour douter et un moment pour croire. Alain a écrit : « La philosophie est certes une grande chose ; on peut en faire tout ce qu'on veut, excepté quelque chose de plat. Il en est de même pour la Raison, pour la Sagesse, lesquelles consistent surtout dans un jeu dont il importe de conserver l'efficacité ; car rien ne se perd plus aisément que la vie et la force des idées. » (10) Dans cet extrait, le mot important est le mot jeu. Car il ne s’agit pas de croire pour être efficace, mais de croire ce qui, dans un jeu particulier, y prend sa place précise, ce qui y conserve son efficacité en raison des règles du jeu.

Lorsque je défends une connaissance en raison des justifications scientifiques sur lesquelles elle peut s’appuyer - de même que lorsque je réfute une croyance parce qu’elle n’est pas justifiée -, ce n’est pas le moment de douter des justifications et de la rationalité qui les fondent. Ce qui ne veut pas dire que celles-ci soient à l’abri du doute. Lorsqu’il s’agit de peser le rapport que la raison peut entretenir avec la vérité ou de juger de la légitimité du savoir, il n’est pas temps de brandir l’une et l’autre pour déjouer les ruses des croyances les plus dogmatiques. Et ceci ne témoigne pas d’une tactique d’opportunité, mais bien de l’impossibilité de participer simultanément à tous les jeux : on ne peut pas jouer au moyen d’une seule mise sur toutes les tables du casino. En cela, l’approche holistique est probablement illusoire, sinon trompeuse.

Je suis sceptique en ce que je m’impose de douter de tout, même des connaissances les plus reconnues. Mais, pour autant, toutes les connaissances ne se valent pas, toutes les croyances encore moins. C’est que le doute ne les pénètre pas toutes de la même façon, avec la même facilité, avec la même efficacité. Et je tiens beaucoup aux différences que cela révèle, car c’est en elles que réside ce que je crois connaître, au moins provisoirement. À ne vouloir être dupe de rien, on finit par être dupe de tout.

3. Le déterminisme

Curieux rationaliste, qui se dit sceptique ! Curieux sceptique, qui se dit déterministe !

Rien n’interdit, bien sûr, de douter du principe de causalité. Mais est-il plus aisé de s’en passer ?

Je trouve étonnant que l’on puisse reconnaître que l’homme est contraint, déterminé, soumis à la nécessité de multiples façons, et évoquer simultanément la liberté de choix (11) qu’il conserve en certaines circonstances. Nombreux sont ceux que mon étonnement étonnerait bien sûr, car ce point de vue est très répandu et très ancien. Par exemple, Epictète écrivait déjà ceci : « Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous donc fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. » (12) Voilà qui donne la mesure des limites du déterminisme des stoïciens.

La difficulté provient sans doute du fait que l’appréhension des déterminations par la pensée semble lui conférer le statut d’une instance particulière apte à échapper à celles-ci. La pensée peut facilement s’admettre influencée, mais plus malaisément produite par un ensemble de causes dont chacune serait étrangère au sujet. Être contraint de penser ce qu’il pense, tout ce qu’il pense, y compris lorsqu’il pense à ce qui le détermine à penser ce qu’il pense, voilà ce que chaque être humain répugne à envisager. Qu’en est-il en effet de ce qu’on veut penser ? Qui veut, si ce n’est le sujet en train de vouloir ? La volonté ne serait-elle qu’une illusion née de la nécessité en laquelle l’homme se trouve de s’appréhender comme un sujet ? André Comte Sponville en parle d’une façon très claire lorsqu’il écrit : « Le libre arbitre suppose – puisqu’il doit les choisir – l’indépendance et l’antériorité du sujet par rapport aux actes dont il serait, avant qu’ils n’existent, la cause. De fait, pour tout acte se produisant en un instant t1, on peut toujours imaginer que le sujet aurait pu, en t0, décider de ne pas l’accomplir. Mais cette possibilité, purement abstraite, est vide : le vrai est que cela n’eut pas lieu, et que l’imagination après coup qu’on s’en fait est sans objet réel. Mais l’illusion est inévitable, dès lors qu’on détache ainsi l’acte de sa cause supposée, en leur attribuant deux moments différents du temps. Si le sujet décide, en t0, d’un acte qu’il accomplit en t1, alors il est vrai qu’il était libre (en t0) de l’accomplir ou non, puisque t1 n’existait pas encore. Mais ce qu’on ne remarque pas, c’est que, dans ce cas, l’acte n’aurait jamais lieu, faute, en t1, d’une cause effective (puisque alors t0 n’existerait plus). L’acte et sa cause ne pourraient pas davantage se rencontrer (ni l’une, par conséquent, produire l’autre) qu’un adulte ne peut se rencontrer lui-même enfant. Pour qu’une volonté soit efficace (et même pour qu’elle soit une volonté, et non simplement une inclination, un projet ou une espérance), il faut qu’elle soit agissante – qu’elle soit exactement une volonté en acte. Or elle ne peut l’être, puisque le passé n’existe plus et l’avenir pas encore, qu’à la condition d’être simultanée à l’action (ou l’action, si l’on préfère, simultanée à la volonté). Mieux, l’action et la volonté sont une seule et même chose, "un seul et même fait", comme dit Schopenhauer […]. Vouloir tendre le bras, c’est tendre le bras ou, car il peut y avoir des obstacles, s’efforcer de le tendre. La cause et l’effet, si l’on veut garder ces expressions, sont ici rigoureusement simultanées (dans le temps), voire identiques (dans l’espace). Mais alors, la cause de la gifle que je donne en t1, ce n’est pas ma volonté de t0 (quand je projetais de la donner), mais bien ma volonté de t1, c’est-à-dire, finalement, la gifle elle-même. » (13) Il n’y a rien qui autorise à croire qu’il en va autrement pour le fait de penser. La pensée est à la fois ce qui confère au sujet le sentiment d’exister en tant que sujet et, en même temps, le produit de déterminations qui, en fin de compte ne doivent rien au sujet lui-même. La volonté de penser ce qu’on pense se confondant avec le fait de penser ce qu’on pense, force est d’admettre que la cause de la pensée est étrangère à la volonté. S’il n’en était pas ainsi d’ailleurs, nous devrions considérer que la pensée est créée ex nihilo par le sujet, ce qui ouvre un champ de difficultés immense (dans lequel la philosophie ne s’est pas privée de patauger).

Cause et effet, voilà des concepts qui semblent évidents et qui, pourtant sont loin de l’être. Le principe de causalité – sur lequel repose la démarche scientifique – est-il approprié au réel ? Kant écrit que le concept de cause « exige absolument qu’une chose A soit telle qu’une autre B en dérive "nécessairement" et suivant une "règle absolument universelle" » (14). Or, cette définition se heurte à deux difficultés fondamentales.

Première difficulté : une chose A d’où dérive une chose B.
Comment une chose B, qui n’est pas A, peut-elle dériver de A ? Il faudrait pour cela qu’il y ait plus dans l’effet que dans la cause. Et d’où vient ce plus ? Pas de A. Car s’il s’y trouvait, A mériterait d’être appelé B. De rien, alors. Si quelque chose naissait de rien, ce quelque chose serait sans cause. Parménide déjà allait dans ce sens. Lucrèce aussi qui a écrit : « Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. » (15) Descartes ne dit pas autre chose : « […] si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant » Il y aurait donc autant dans l’effet que dans la cause et le principe de causalité serait donc un principe d’identité. (16) Somme toute, chaque chose restant ce qu’elle est, quoi que révèlent les apparences, il ne se passe rien. Et puisque l’effet ne diffère pas de la cause, il n’y a pas de cause. Et rien ne bouge… Et pourtant, tout bouge !

Deuxième difficulté : nécessairement.
Si une chose B, qui n’est pas A, dérive de A, elle est différente de A. Cette différence exclut qu’il soit possible d’expliquer en quoi et comment B dérive de A. J’entends par expliquer donner à comprendre pourquoi B dérive de A. L’aurais-je constaté un nombre très élevé de fois, je ne puis cependant exclure qu’il advienne une occurrence où B dérive de C. Sommes-nous des millions à savoir que le soleil se lève chaque matin à l’orient que je ne sais pas si cela restera vrai, puisque je ne sais pas pourquoi cela s’est ainsi produit jusqu’à aujourd’hui. Ce savoir ne contient pas de vérité. L’effet n’est donc pas nécessaire ; il est contingent. (17)

« Tout s’écoule » selon Héraclite. Et Montaigne d’insister : « Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » (18) C’est peut-être à côté du caractère éminemment fluide de cette mouvance que l’on passe lorsqu’on parle d’une chose A et d’une chose B, inventant des espèces d’instantanés fixes en dépit du continuum qu’évoque Nietzsche : « Un intellect qui verrait la cause et l’effet comme un continuum, non pas à notre manière comme une division et un morcellement arbitraires, qui verrait le fleuve des événements, rejetterait le concept de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité. » (19)

Mais alors, que dire encore ? Comment échapper au silence pyrrhonien ? Voilà qui me laisse croire que, si l’on a de bonnes raisons de douter du principe de causalité, il reste notre seule chance de penser. Et si on l’adopte, pourquoi n’en faire qu’un usage partiel en plaçant l’esprit, le sujet ou la volonté hors de son champ ? Je crois que cela ne se justifie que bien difficilement.

* * *

Il ne me vient pas un instant à l’esprit de prétendre que je suis rationaliste, sceptique, déterministe. Ces qualifications sont sommaires et il n’en est souvent usé que pour vanter ou cibler par la caricature, dans un sens mal défini. C’est cela qu’ont de trompeurs ces mots en -isme qui mutilent si facilement la pensée. Je peux en donner un exemple très actuel avec l’usage fait aujourd’hui du mot relativisme (20). Lorsque le pape fustige le relativisme, il dénonce la mise en cause de certitudes dogmatiques. Lorsque Bouveresse critique une certaine forme de relativisme, il s’inquiète du succès d’attitudes philosophiques irrationnelles. Lorsque Lévi-Strauss parlait de relativisme, il prenait ses distances avec ceux qui jugeaient une culture au moyen des valeurs d’une autre. Et lorsque Bourdieu évoquait le relativisme, il revendiquait de loger le savoir dans la connaissance des relations entre les choses et non dans leur substance. Qui se dit relativiste se doit donc de préciser de quel relativisme il parle. Et tout invite, sous peine de contradiction, à en rejeter certaines formes et à en retenir prudemment d’autres.

Je n’ose pas croire que ce que je viens de tenter de préciser quant aux lieux philosophiques qui m’attirent ait beaucoup de sens. C’est cependant en bonne partie ce avec quoi, je crois, j’en donne au reste. Du moins quand je ne me laisse pas dominer par mes préférences et mes répugnances, ce qui est sans doute rare. Que mon histoire puisse l’expliquer, c’est probable.

(1) J’emploie le mot lieux au sens que lui ont donné Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca dans leur Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (5e éd., Éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, p. 128), c’est-à-dire au sens de points de départ des argumentations. C’est un sens très proche de celui que l’on trouve chez Aristote, lorsque celui-ci parle notamment de lieux communs (cf. Aristote, Les topiques, trad. J. Tricot, Vrin, 1990).
(2) Rationalisme, scepticisme et déterminisme ont ceci de commun qu’ils tirent leur notoriété d’une opposition présentée comme fondamentale, tels fait/valeur, relatif/absolu, théorie/pratique, subjectif/objectif, etc. À juste titre, je crois, Pierre Bourdieu a très souvent mis en garde contre l’illusion de maîtrise classificatoire du réel que provoque souvent ce genre d’opposition. Il est donc indispensable de réfléchir sans cesse à ce qui justifierait de l’ignorer ou de la dépasser. En la circonstance, il faut rester attentif à ce que mes inclinations peuvent néanmoins devoir à l’irrationalisme, à la croyance et à l’idée de libre-arbitre, ou plus précisément à ce qui échappe à ces couples préconstruits que sont rationel/irrationel, sceptique/dogmatique et déterminé/libre. Il est d’ailleurs bon de rappeler que ces couples sont assez souvent passibles d’un contre-argument par auto-inclusion ; ainsi en va-t-il du couple jugement de fait/jugement de valeur : « Au philosophe qui prétend que tout jugement est un jugement de réalité ou un jugement de valeur, on demande quel est le statut de son affirmation » (Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 275). Ce qui ne prive nullement la distinction entre fait et valeur de son importance pratique ; tout au plus faut-il craindre que la valeur ne se cache dans ce qu’on croit être un fait, en raison notamment de la perméabilité de la frontière entre les deux.
(3) Cf notamment le film de Gilles L’Hôte consacré aux réponses qu’apporte Jacques Bouveresse à diverses questions : « Le besoin de croyance et le besoin de vérité » ; « Les intellectuels et les médias » ; « Pierre Bourdieu et le regard méchant de la science » ; « La liste du journaliste » ; « Le savoir libère-t-il ? » ; « Croyance et marché » (À la source du savoir, 2008).
(4) Si Montaigne dénonce l’abus de raison dans l’“Apologie de Raimond de Sebonde” (II, 12), il lui reconnaît ses mérites dans “Des boiteux” (III, 11). Pour ce qui est de Nietzsche, la question de savoir s’il conserve l’espoir d’identifier le faux est très controversée ; la célèbre phrase « Il n’y a pas de faits ; il n’y a que des interprétations » (Fragments posthumes, Gallimard, 1979) prête elle-même à bien des interprétations.
(5) Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. de l’allemand par Jacques Fauve, Gallimard, Tel, 1976, p. 114.
(6) Ce sont ceux-là que l’on retrouve dans les associations rationalistes, là où l’on aime tant vitupérer contre l’obscurantisme médiéval et où c’est l’ennemi qui définit la cause à défendre.
(7) Cf. ma note du 14 septembre 1999 relative à Pyrrhon ou l’apparence de Marcel Conche (PUF, 1994).
(8) G. E. Moore, Philosophical papers, George Allen and Unwin, Londres, 1959 (que je n’ai pas lu). Je connais l’argument notamment par ce qu’en a dit Wittgenstein dans De la certitude (p. 31 et ss.) et aussi parce qu’il est quelquefois évoqué par Bouveresse. À noter que Wittgenstein réfute à son tour l’argument de Moore au motif que c’est là une main pourrait n’être qu’un effet de langage inscrit lui-même dans un certain jeu de langage.
(9) Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ? Emmanuel Kant, Flammarion, G-F, 1993.
(10) Alain, Spinoza, Gallimard, 1949, pp. 5-6.
(11) Je ne parlerai ici que de la liberté qu’exprimerait ce que nous pensons, disons et faisons et non de celle qui nous est laissée de dire, de faire ou de ne pas faire ce que nous croyons choisir de dire, de faire ou de ne pas faire.
(12) Epictète, « Manuel » (publié par Arrien), in Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1111.
(13) André Comte-Sponville, Vivre. Traité du désespoir et de la béatitude – 2, PUF, Perspectives Critiques, 1988, pp. 80-81. Comte-Spomville a publié ce livre avant de déchoir de la philosophie en vendant sa rhétorique au patronat.
(14) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues-Pacaud, 10e ed., PUF, Quadrige, 1984, p. 104.
(15) Lucrèce, De la nature, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion, GF 30, 1964, p. 22.
(16) René Descartes, « Méditation troisième » in Œuvres et lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 290.
(17) Cette critique du concept kantien de cause est due, pour l’essentiel, à Marcel Conche, Op. cit..
(18) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 844-845.
(19) Frédéric Nietzsche, Gai savoir, § 112.
(20) J’aurais pu aussi prendre l’exemple du cynisme, dont on conviendra sans peine que celui de Bernard Tapie est sans grand rapport avec celui de Diogène.

5 commentaires:

  1. Merci, Jean pour cet article stimulant. Au risque de n'avoir pas tout compris, je pense pouvoir dire que j'adhère à ce que tu écris.

    Oui donc à la raison comme outil essentiel – malgré ses limites, liées aux prémisses inévitables – pour nous aider à tenter de démêler ce qui apparaît comme plus vrai ou vraisemblable au détriment de ce qui apparaît comme faux et communiquer de façon constructive entre nous. La maltraitance de la raison aujourd’hui me paraît à cet égard plus dangereuse encore pour l’espèce humaine que le changement climatique, vu qu’elle pousse certains à nier ce que nous dit la science à ce propos.

    Oui également au doute comme outil – à dose diverse selon les situations – puisqu’effectivement il est raisonnable de penser que toutes les connaissances ne se valent pas.

    Et oui enfin aussi à la reconnaissance que nous sommes entièrement déterminés et que le libre arbitre est une illusion. En en parlant avec toi hier, j’ai d’ailleurs mieux compris que notre capacité à prendre conscience de la chaîne de nos déterminismes – comme l’évoque, je crois, Spinoza – est elle-même déterminée. Et que cette capacité ne nous donne d’ailleurs aucun pouvoir sur la réalité, aucune liberté nouvelle ; nous ne pouvons que « voir » que nous sommes déterminés. Au risque de me tromper, je pense que c’est ce que voulait dire Spinoza.

    La question que je me pose dès lors est « qui » ou « qu’est-ce qui » voit dans ce cas ? Je n’ai évidemment aucune réponse solide ou rationnelle à proposer à cet égard. Si tu en as une, et pour autant que cette question elle-même te paraisse pertinente, je serais heureux d’échanger avec toi à cet égard, de visu ou via ton blog.

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    1. C’est amusant cette idée que, en prenant conscience du déterminisme, on accéderait à un moi particulier, capable de voir ce que le moi quotidien n’aperçoit pas. D’où, me semble-t-il, cette question : « “qui” ou “qu’est-ce qui” voit dans ce cas ? » Le “qu’est-ce qui” allant jusqu’à supposer que l’instance qui voit serait d’une substance étrangère à l’être concerné.

      Si ce que l’on pense est déterminé, je vois mal pourquoi, lorsque l’on pense que ce qu’on pense est déterminé, il en irait autrement. Celui qui adhère au déterminisme est déterminé à adhérer au déterminisme, ce qui le conduit seulement - mais ce n’est pas rien - à vivre ses choix comme déterminés, c’est-à-dire vécus en quelque sorte à son insu. Encore cette conscience déterminée d’une détermination de ce qu’il pense l’abandonne-t-elle souvent, de telle sorte qu’il vit le plus souvent ses choix comme des choix choisis, l’illusion du libre arbitre étant plus forte que tout.

      Il y a dans ce que tu dis, cher Laurent, quelques mots qui me semblent appeler une petit nuance. Parlant de la prise de conscience du déterminisme, tu écris : « cette capacité ne nous donne d’ailleurs aucun pouvoir sur la réalité, aucune liberté nouvelle » Oui, dès lors que cette capacité étant elle-même déterminée, elle ne traduit évidemment aucune liberté nouvelle. Mais cela ne signifie pas qu’elle n’a aucun pouvoir - pouvoir objectif, s’entend, c’est-à-dire pouvoir de changer le monde. Car le produit des déterminations devient à son tour une détermination possible pour les autres. Si je “choisis” de me battre pour une cause, quelle qu’elle soit, je suis déterminé à le faire. Mais mon combat pèse sur les autres comme une détermination possible, ce qui signifie qu’il a le pouvoir de modifier la réalité. C’est la raison pour laquelle je considère que celui qui est déterminé à devenir fataliste - attitude à laquelle conduit souvent le déterminisme - pèse beaucoup moins sur les autres que celui qui est déterminé à refuser ce fatalisme, tout conscient qu’il soit cependant de la force des déterminations.

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    2. Jean, tout à fait d'accord avec ce que tu écris dans tes deuxième et troisième paragraphes. Concernant le premier, permets-moi de préciser ceci : la question que je pose est ouverte et ne présuppose en rien, quant à moi, une substance étrangère à l'être concerné. Je parlerais plutôt d'un "déplacement intérieur" de ce qui voit (en nous), déplacement permettant précisément cette conscience que je suis déterminé et que même cette prise de conscience est elle-même déterminée. Pour reprendre un "gros mot" sur lequel nous avons beaucoup discuté, je dirais que le chemin "spirituel" tel que je l'envisage n'est rien d'autre qu'apprendre à "se désentifier" du rôle parfaitement déterminé que nous jouons dans l'existence. Cette "désidentification" n'implique pas de substance étrangère ou un "esprit" hors de nous, hors de la matière. Pour reprendre l'analogie (imparfaite) que j'utilisais durant notre conversation, chaque vague est à la fois unique (et finie dans sa forme temporelle et spatiale) et indissociable de l'océan (et à ce titre infinie dans son essence puisqu'elle est l'océan). On pourrait donc dire que la vague peut donc jouer son rôle déterminé de vague avec l'illusion qu'elle est libre. Elle peut aussi apprendre à se voir comme déterminée et à se voir comme telle. Ce faisant elle peut percevoir et ressentir qu'elle est une partie indissociable du tout et donc le tout. Bien que les termes soient alors peu approprié, on pourrait dire que dès lors le tout "regarde" la vague à travers la vague elle-même. Ce que j'appele "spirituel" n'est rien d'autre, rien de plus, que cette prise de conscience qui ne se limite pas à un raisonnement intellectuel mais à un ressenti profond que nous sommes à la fois vague et océan.

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    3. Je suis perplexe.

      Que signifie exactement cette idée d’une “désidentification” à laquelle conduirait la prise de conscience du déterminisme ? On dirait que tu considères cette prise de conscience comme une modification de la nature même de la pensée, de telle sorte que celle-ci accéderait ainsi à un statut nouveau qu’il te plairait d’appeler “spirituel”.

      Je peine à comprendre.

      Prendre conscience du déterminisme peut être regardé comme une forme de lucidité. Encore faut-il pour cela y voir une certitude, ce que je répugne personnellement à faire. C’est ma conviction, mais je n’ai pour la conforter que ce que Descartes appelait une évidence ; c’est-à-dire peu de chose, somme toute. Pareille pensée ne se distingue pas de quelque construction intellectuelle que ce soit qui cherche à concilier logique et appréhension du monde. Quoi qu’on puisse penser de l’identité - et particulièrement de l’identité personnelle -, je vois mal en quoi cette pensée-là serait apte à s’en distinguer. Il y a là comme l’idée d’une guilde aristocratique regroupant ceux à qui cette lucidité particulière aurait ouvert l’accès.

      La métaphore de la vague et de l’océan - censée nous parler de notre conscience et de l’univers - renvoie à des objets n’ayant pas conscience d’eux-mêmes et ramène ainsi la conscience humaine à quelque chose que ballotte la destinée du monde. Selon moi, cela pose deux problèmes diamétralement opposés. D’abord, cette vision outrancièrement matérialiste des choses devrait normalement conduire à se désintéresser totalement de toute question relative à la nature de l’esprit. Ensuite, dans la mesure où ce qui est qualifié de “spirituel” serait précisément le “ressenti profond” lié à la prise de conscience du déterminisme, on est amené à s’interroger : ou bien il s’agit de constater que l’idée déterministe appartient à la vie de l’esprit - proposition banale qui coïncide mal avec ce que tu en dis -, ou bien il s’agit de considérer cette idée comme à ce point étrangère au monde physique qu’elle postule un monde intelligible auquel sa radicalité donnerait enfin accès.

      Tu auras beau me répéter que ta conception de la spiritualité est différente de tous les autres spiritualismes, je n’aperçois pas comment quelque primauté de l’esprit que ce soit puisse découler du constat déterministe, sauf à te vivre comme le prophète d’une nouvelle religion (ce que tu n’accepteras sûrement pas).

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  2. Jean, je comprends que tu sois perplexe et que tu peines à comprendre car je ne suis pas clair et j'ai du mal à exprimer ce que je veux dire, ce qui est le signe que mes idées sont confuses, même si je suis heureux d'avoir tenté de te les expliquer.

    La métaphore de la vague et de l'océan est assurément imparfaite et tes critiques sont en ce sens parfaitement justifiée. Je n'essayais pas de dire ce que tu critiques à juste titre. Et je ne me vis assurément pas comme le prophète d'une nouvelle religion. Ce que j'ai tenté d'exprimer avec mes mots a été dit depuis toujours, je crois, par d'autres, souvent sous des formes plus ésotériques ou symboliques que tu rejetterais probablement pour ces raisons mêmes.

    C'est probablement inévitable : l'expérience du Tout ne cesse-t-elle pas au moment où elle est exprimée par le language ?

    Les quelques lignes suivantes me semblent pourtant exprimer mieux que moi ce que je pense ou ressens. Je te laisse juger si elle font sens pour toi.

    "L'être de l'individu est le Tout inconnaissable. Quand l'individu parle de son être individuel il parle d'une représentation. L'être individuel n'appartient pas au réel, il appartient au Monde qui est une représentation illusoire du réel. Bien qu'illusoire, puisqu'elle appartient au Tout, il y a dans la partie quelque chose de réel. Le concept est un produit combiné de ce qui existe au-delà de la partie et du mécanisme d'observation de la partie même.
    [...]
    Ce qui se dit est language, représentation du Tout : le Monde. Ce qui se fait est action du Tout : les faits. Ce qui se montre est action de la partie : ce que la partie capte et interprète des faits. Le fait ne se montre pas, il survient. La partie qui le voit l'interprète. Cette interprétation est ce qui se montre. Mais la partie est un fait et aussi une représentation quand elle se voit elle-même. Pour elle, se voir soi-même est toujours voir une partie de soi-même. Qui voit ne peut se voir. La partie qui se montre à elle-même est représentation. Etant représentation, la partie qui tente de capter le fait pour qu'il se montre à elle, ne peut obtenir que des représentations. Le fait lui échappe, il lui devient impensable."

    Quant à moi je te reviendrai sur ce sujet quand mes idées seront plus claires, quand elles auront "décantés".

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