mercredi 19 mars 2014

Note d’opinion : la charité (2)

À propos de la charité

DEUXIÈME ET DERNIÈRE NOTE

vers la première note

II. Le devoir moral

Il faut insister : s’il est intellectuellement intéressant de distinguer l’élan du cœur du devoir moral, ne serait-ce que pour mieux en identifier les racines historiques, il ne faut évidemment pas perdre de vue que la pratique de l’acte charitable - et même les discours auxquels il donne lieu - les entrecroise.

De même, s’il est envisagé de démêler, au sein du devoir moral, ce qui relève de directives, d’injonctions ou d’invites plus ou moins pressantes de ce qui témoigne de comportements inscrits dans l’habitus collectif, les conduites - et ici aussi les discours qu’elles suscitent - entremêlent le contraint et le spontané.

Dans le cadre de réflexions qui ont pris pour objet la charité, il me semble judicieux de distinguer les consignes explicites des consignes implicites, faute de quoi on risque de sombrer dans l’évidence. Même lorsque nous ressentons en nous quelque chose qui relève de l’émotion et qui nous inspire de la compassion pour autrui, sentiment qu’il est possible d’explorer par l’introspection, les interrogations les plus fécondes sont très probablement celles qui portent sur le contexte social dans lequel ce sentiment est apparu et surtout sur les types de contrainte auxquels il obéit. L’approche sociologique des phénomènes ne peut prétendre vider les problèmes qu’ils nous posent. Mais elle a à tout le moins l’avantage d’offrir, si elle est menée avec suffisamment de rigueur, des possibilités d’explication avec lesquelles la psychologie des profondeurs ne paraît pas pouvoir rivaliser. C’est en cela que, même si l’on se sent en accord avec l’élan du cœur dont parle Rousseau, il est peu fécond de le suivre sur ce terrain. (1)

A. Les consignes explicites

Les formes de la consigne

Recommander d’être charitable - en la matière, les ordres formels sont rares - peut émaner de la religion, de la philosophie ou de la loi. Évidemment, la frontière entre ces trois sources formelles est souvent floue, certains prophètes, certains pères de l’Eglise, certains prédicateurs pouvant avoir une volonté législative et certains philosophes pouvant avoir quelque arrière-pensée religieuse. C’est principalement dans le type d’arguments utilisés qu’il convient d’opérer la distinction.

La religion

Sur le terrain religieux, on trouve bien des manières de prôner la charité. Si l’on s’en tient au christianisme, pour lequel cette notion de charité a pris une importance exceptionnelle en raison même du message attribué à Jésus, bien des discussions théologiques ont gravité autour du concept d’amour, tel qu’il a pu être associé à la nature de Dieu.

Il serait certainement très intéressant de retracer l’histoire de ces discussions, sous le seul angle de leur lien avec la notion de charité, mais cette ambition dépasse de très loin le cadre d’une note comme celle-ci. Ce qu’il importe de préciser ici, c’est que cette histoire est sans doute loin d’être linéaire et que, au fil des nécessités historiques, la charité est passée selon les moments du premier au deuxième plan ou du deuxième au premier.

Ainsi, la théologie négative, telle qu’on la trouve chez Maître Eckart, ou davantage encore chez Nicolas de Cues, définit un Dieu à ce point inintelligible qu’il se prête peu à des consignes relatives aux rapports que les hommes doivent entretenir entre eux. Il y a peut-être là le signe d’une époque (XIVe et XVe siècle) qui réclamait davantage de certitude que de compassion.

Bossuet

Il s’impose cependant de prendre un exemple pour donner une idée de la manière dont la consigne religieuse peut être formulée. Et il n’en est sans doute pas de meilleur exemple que celui puisé au XVIIe siècle, c’est-à-dire à ce moment du dernier développement du discours chrétien, avant que ne surviennent les théories naturalistes. Dès lors qu’il s’agit de rassembler quelques réflexions qui n’ont pas l’ambition de clore la question, il est intéressant de partir d’un texte qui prête à d’intéressantes interprétations. Ce texte, c’est le Sermon pour le mardi de la troisième semaine de carême sur la charité fraternelle de Bossuet.

En voici le passage le plus remarquable :
« Quoique l'esprit de division se soit mêlé bien avant dans le genre humain, il ne laisse pas de se conserver au fond de nos cœurs un principe de correspondance et de société mutuelle qui nous rend ordinairement assez tendres, je ne dis pas seulement à la première sensibilité de la compassion, mais encore aux premières impressions de l'amitié. Par là nous pouvons comprendre que cette puissance divine, qui a comme partagé la nature humaine entre tant de particuliers, ne nous a pas tellement détachés les uns des autres, qu'il ne reste toujours dans nos cœurs un lien secret et un certain esprit de retour pour nous rejoindre. C'est pourquoi nous avons presque tous cela de commun, que non-seulement la douleur, qui étant faible et impuissante demande naturellement du soutien, mais la joie, qui abondante en ses propres biens semble se contenter d'elle-même, cherche le sein d'un ami pour s'y répandre, sans quoi elle est imparfaite et assez souvent insipide : tant il est vrai, dit saint Augustin, que rien n'est plaisant à l'homme s'il ne le goûte avec quelque autre homme dont la société lui plaise : Nihil est homini amicum sine homine amico.
Mais comme ce désir naturel de société n'a pas assez d'étendue, puisqu'il se restreint ordinairement à ceux qui nous plaisent par quelque conformité de leur humeur avec la nôtre; ni assez de cordialité, puisqu'il est le plus souvent cimenté par quelque intérêt, faible et ruineux fondement de l'amitié mutuelle; ni enfin assez de force, puisque nos humeurs et nos intérêts sont des choses trop changeantes pour être l'appui principal d'une concorde solide, Dieu a voulu, chrétiens, que notre société et notre mutuelle confédération dépendît d'une origine plus haute, et voici l'ordre qu'il a établi. Il ordonne que l'amour et la charité s'attachent premièrement à lui comme au principe de toutes choses, que de là elle se répande par un épanchement général sur tous les hommes qui sont nos semblables, et que, lorsque nous entrerons dans des liaisons et des amitiés particulières, nous les fassions dériver de ce principe commun, c'est-à-dire de lui-même; sans quoi je ne crains point de vous assurer que jamais vous ne trouverez d'amitié solide, constante, sincère.
» (2)

Bossuet évoque en tout premier lieu un principe - qu’il qualifie plus loin de naturel - dont découle l’amitié. Bien mieux, ce principe est présenté comme quelque chose qui survivrait à l’acte divin qui a fait de chaque homme un particulier. Et c’est ce principe qui pousse l’homme, face à la douleur comme face à la joie, à partager avec autrui. Mais ce principe n’est pas suffisamment puissant, nos préférences, nos humeurs et nos intérêts nous en distrayant trop souvent. Aussi cite-t-il un autre principe, d’origine divine celui-là, qui va permettre que l’on trouve une « amitié solide, constante, sincère ». Ce second principe contient l’amour et la charité : il est ce que Dieu est vis-à-vis de lui-même et ce qu’il répand ou permet de répandre parmi les hommes. Il faut ici noter que Bossuet use du mot « ordonne » pour conférer à Dieu la puissance de faire sien ce principe comme de le proposer aux hommes.

Ces deux principes, ainsi imbriqués l’un dans l’autre, laissent à penser. Il conviendrait bien sûr de situer historiquement le sermon de Bossuet. Il y a évidemment l’horizon arrière que constitue saint Augustin, qui est cité ; il y aussi sans doute les enjeux propres au XVIIe siècle : le gallicanisme, les Jésuites, les jansénistes, la royauté absolue aussi. De même, il conviendrait de faire, de manière plus fine, la part entre ce qui relève d’éros, de philia, de storgê et d’agapè dans ces principes. Mais si l’on s’en tient à une première approche, force est de constater que le rapport entre Dieu, la nature et le devoir est d’une grande subtilité.

Sans se risquer aucunement sur le terrain de la théologie, il faut bien constater que l’idée d’un premier principe inscrit dans la nature de l’homme et un second correspondant à un ordre divin crée une articulation qui place le devoir face à la liberté de l’homme. S’il est une nature première chez l’homme, pourtant créé par Dieu à son image, c’est cet état qui le fonde à exercer sa liberté. (3) Et c’est cet homme pleinement libre qui se voit ordonner un devoir, apte à lui permettre de connaître l’amour et la charité véritables, mais surtout l’amour et la charité qui forment la vérité intrinsèque de Dieu.

Voilà qui illustre de quelle façon les croyances religieuses peuvent incorporer au dogme des consignes visant à recommander les actes charitables. On comprendra aisément que la force de ces consignes n’est pas directement liée à la force des convictions, car les pratiques charitables peuvent être aussi bien satisfaites par des dévouements extrêmes que par des gestes symboliques, voire des simulacres. Il est cependant probable que la doctrine ainsi formulée a favorisé l’éclosion d’institutions charitables, tels les léproseries, les asiles, les hospices ou les hôpitaux.

Benoît XVI

Deux sur les trois encycliques de Benoît XVI traitent de la charité : Deus caritas est du 25 décembre 2005 et Caritas in veritate du 29 juin 2009.

La première vise principalement a réaffirmer l’importance des tâches charitables, pour le fidèle comme pour l’Église. Et bien des rappels historiques visent à souligner la constance de cette préoccupation chrétienne, comme cette intéressante digression à propos de Julien l’Apostat et de son souci d’importer dans le paganisme la charité chrétienne. (4) Il y aurait bien entendu grand intérêt à analyser de façon quelque peu systématique l’argumentation développée dans cette encyclique (5), d’autant qu’elle use d’un ton qui vise davantage à démontrer qu’à révéler ou affirmer. Ainsi, le lien du Nouveau Testament avec l’Ancien, qui est resté durant toute l’histoire du christianisme, un problème éminemment compliqué, y est abordé par le biais de l’amour d’une manière assez originale :
« [...] l’Israélite croyant prie chaque jour avec les mots du Livre du Deutéronome, dans lesquels il sait qu’est contenu le centre de son existence : «Écoute, Israël: le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force» (6, 4-5). Jésus a réuni, en en faisant un unique précepte, le commandement de l’amour de Dieu et le commandement de l’amour du prochain, contenus dans le Livre du Lévitique : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (19, 18 ; cf. Mc 12, 29-31). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre rencontre. » (6)

La deuxième - Caritas in veritate -, qui a pour destinataires tous les hommes de bonne volonté, se place dans le prolongement des encycliques de Paul VI, principalement de Popularum progressio du 26 mars 1967, auquel tout le chapitre 1 est consacré. C’est la dimension sociale de l’amour divin qui y est prescrite, ce qui rend cette encyclique aussi intéressante, mais pour d’autres raisons, que Deus caritas est. Elle aborde l’aspect économique de la vie sociale et n’hésite pas à se prononcer sur une nécessaire prise en compte de la solidarité pour permettre aux marchés de bien fonctionner :
« Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. » (7)

La philosophie

Ici aussi, nulle possibilité ne m’est offerte de retracer l’histoire des usages philosophiques de la charité. Et plutôt que d’énumérer sans commenter, il me parait préférable de m’arrêter quelques instants sur trois pensées intéressantes : Sénèque, Pascal et Kant. Il va de soi que cela laisse de côté bien des textes importants, à commencer par ceux plus poétiques - tel Dante dans le dernier cercle du Paradis (8) - ou par ceux plus récents qui exaltent et justifient la solidarité. Encore ces derniers prennent-ils d’une certaine manière une tournure qui les rapprochent de ce que j’évoquerai comme les formes légales de la charité.

Sénèque

Sénèque est souvent cité lorsqu’il s’agit d’invoquer un philosophe non chrétien qui parle du souci d’autrui. Ses Bienfaits sont regardés comme une invitation des plus sages à donner. Mais, davantage qu’une analyse des raisons morales qu’il y aurait à couvrir les autres de ses bienfaits, cette oeuvre apparaît comme une explication des bienfaits (à soi) que l’on peut attendre des bienfaits (faits aux autres), mêlant toutes sortes de considérations, jusqu’aux plus prosaïquement pratiques. Il n’est pas inutile de se pencher un moment sur un extrait de ce texte :
« Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j’ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât ; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu’il semble n’avoir lâché qu’avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu’on ne puisse en accuser notre irrésolution. L’hésitation est tout près du refus et n’a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l’intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s’est trahie par ses tergiversations mêmes, n’a point donné ; seulement il a laissé prendre ce qu’il n’a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l’impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s’offrant d’eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l’obligé. S’il est bien d’accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu’il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l’homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c’est multiplier le bienfait. Ce n’est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu’après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu’on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s’ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c’est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer. » (9)

Le propos est extraordinairement subtil, mais les intentions profondes dont il témoignerait sont discutées. Car il s’agit de savoir si Sénèque suggère d’être bienfaisant par désintéressement ou au contraire parce que le geste sert les intérêts du bienfaiteur.

Ainsi, dans son livre L’intérêt souverain, Frédéric Lordon en dit notamment ceci :
« [...] au final, cet entretien n’est presque plus qu’un gigantesque paradoxe : parti pour édifier le bien nommé Libéralis des hautes vertus de la générosité pure, Sénèque finit, mais évidemment à son corps défendant et visiblement sans s’en rendre compte, par livrer un état à peu près complet de toute la variété des intérêts qui fourmillent sous les apparences de désintéressement du don gracieux. » (10)
Cette critique se trouve renforcée par le fait que Sénèque fut un familier du pouvoir, et d’un pouvoir fortement cynique (au sens moderne du mot).

Il reste que l’objectif de Sénèque est incontestablement de s’améliorer moralement. Il ne craint pas, à l’occasion, d’insister sur le fait que « notre mal ne vient pas du dehors ; il est en nous » (11). Ce qui nous conduit à poser une question qui dépasse les critiques de Lordon : en quoi le souci d’autrui motivé par une certaine forme d’intérêt personnel est-il moralement moins estimable qu’un même souci qui serait pur, c’est-à-dire n’obéissant qu’à des considérations liées à la perception que nous avons de la situation dans laquelle se trouve l’objet de ce souci ? Ce qui fait immédiatement surgir une deuxième question : ce souci pur existe-t-il ? Rousseau a répondu comme on sait à cette deuxième question. C’est Kant qui résoudra la première.

Pascal

Pascal est un cas particulier. D’abord parce que la partie de son œuvre susceptible de nous intéresser - les Pensées - se présente sous la forme de fragments dont nul n’a encore su déterminer avec précision à quelle intention ils obéissent. Ensuite parce que ces fragments sont loin d’être tous aisément compréhensibles. Enfin parce que son propos oscille entre une réflexion philosophique et une réflexion religieuse, ce qui ne permet guère d’affirmer avec certitude que ce soit la philosophie plutôt que la foi qui le porte à donner tant d’importance au concept de charité. On pourrait s’appuyer sur une phrase, une supplique de son Mémorial - « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, et non des philosophes et des savants » (12) - pour défendre l’idée que Pascal lui-même ne souhaite pas se présenter en philosophe. Mais y a-t-il plus forte philosophie que celle qui récuse toute la philosophie ?

Si l’on considère que Jésus est la solution pour Pascal, force est de constater que le problème qu’il résout est de nature éminemment philosophique. Car le point de départ de la démarche mystique qui, à partir de sa nuit du 23 novembre 1654, le conduisit à une foi nouvelle, réside en cette question que l’homme est à la fois grandeur et misère. Grandeur de la pensée, grandeur des aspirations, grandeur de la place en la nature, mais misère de la petitesse, misère de la finitude, misère des divertissements. La question n’a donc rien de mystique ; elle porte sur l’énigme de la vie dont le sens échappe à l’homme. Jésus serait la solution en ce qu’il joint la grandeur et la misère, grandeur de Dieu et misère de l’homme qu’il fut. (13) Et ce lien entre Dieu et l’homme en la personne de Jésus se fait sous le signe de la charité. Encore le mot signe n’est-il pas ici adéquat.

Pascal parle beaucoup d’ordre : ordre des choses, ordre dans les choses. Grandeur et misère représente somme toute deux ordres inconciliables. De la même manière, il distingue l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur. Ainsi :
« J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions. Il n'a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du coeur et qui voyent la sagesse.
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fût. Il eût été inutile à N.-S. J.-C., pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi, mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre.
» (14)

La raison n’est donc d’aucun secours pour comprendre l’ordre du cœur, un ordre où l’on apprend pourtant plus que dans l’ordre de l’esprit. Car dans l’ordre de l’esprit, le constat de l’ignorance est le fin mot et ceux qui ne l’ont pas compris, les demi-habiles, jugent tout de travers :
« Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis, mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre-deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus.
Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout.
Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.
» (15)

La charité, chez Pascal, c’est le lien entre la grandeur et la misère. Elle vient à bout de l’effroi que suscite « le silence éternel de ces espaces infinis » (16).

Il est intéressant de noter que bien des catholiques restent aujourd’hui encore assez méfiant à l’égard de Pascal. Sans doute parce qu’il fonde sa mystique sur une inquiétude qui pourrait se révéler plus convaincante que son remède. Et c’est probablement pour la même raison qu’un sociologue comme Pierre Bourdieu s’est lui revendiqué de Pascal (17) ; il a nourri une telle anxiété face aux disparités entre les classes qu’il semblerait qu’il ait accordé au travail d’élucidation du social une “foi” en quelque sorte thérapeutique, à l’image de la solution que Pascal cherche face à la misère de l’homme.

Kant

Si l’on s’en tient à ce qui est propre à la charité, Kant ne mériterait probablement pas d’être cité. Mais dès lors qu’il a tenté de fonder la morale sur la raison, et rien que sur la raison, il est incontournable. Car il représente certainement la tentative la plus radicale qui soit de rationaliser les principes moraux, et donc de ne les faire dépendre en rien du cœur ou de la sensibilité.

Bien conscient que je vais outrageusement simplifier les propos de Kant, je voudrais indiquer rapidement en quoi cette rationalisation, lorsqu’elle touche la charité, renonce à la recommander expressément.

Tentons de raisonner comme Kant. La morale chrétienne ordonne d’aimer son prochain, alors que l’amour est une inclination qui ne se commande pas. Vouloir aimer son prochain sans que rien ne vous porte vers lui est donc un devoir et l’amour qui en résulte est précisément estimable en ce qu’il est commandé. Ainsi, « une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée » (18), c’est-à-dire du principe du vouloir et de la bonne volonté qu’il exprime. Le devoir réside donc dans la nécessité d’accomplir une action par respect de la loi. Si j’agis pour satisfaire mes inclinations, cela peut être sans violation de la loi, mais cela n’a guère de valeur morale. Si par contre j’agis contre mes inclinations, par respect envers la loi, alors mon action à une haute valeur morale.

Mais de quelle loi s’agit-il ? « Je dois toujours, nous dit Kant, me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne universelle. » (19) C’est là la seule loi. Il est donc inutile de s’intéresser aux effets de l’action pour déterminer si elle a une valeur morale ; dès lors qu’elle est conforme à cette loi, c’est-à-dire si elle est la conséquence d’une volonté prête à faire de la maxime à laquelle elle obéit une maxime universelle, elle est moralement fondée. Un exemple, que Kant évoque : puis-je faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? (20) Ça peut, à l’occasion, se révéler prudent. Avec un risque cependant : celui à terme de perdre la confiance d’autrui et de subir par là un inconvénient plus grand que celui que je cherche à éviter en mentant. N’est-il pas alors plus prudent encore de s’en tenir à la maxime universelle ? Et puisque je ne puis vouloir que le choix de promesses trompeuses soit la maxime à laquelle tout être raisonnable doive se conformer – sauf à priver les hommes de la faculté de promettre –, la seule maxime universelle possible est bien celle qui préconise de tenir ses promesses. Du fait que cette maxime est universelle, il ne s’agit plus de se demander si elle sert mes intérêts, si elle satisfait ou non mon souci de prudence : elle mérite d’être respectée parce qu’elle correspond à ce que le devoir commande.

Kant en vient ainsi à écrire ceci :
« Si l'on ajoute qu'à moins de contester au concept de moralité toute vérité et toute relation à quelque objet possible, on ne peut disconvenir que la loi morale ait une signification à ce point étendue qu'elle doive valoir non seulement pour des hommes, mais tous les êtres raisonnables en général, non pas seulement sous des conditions contingentes et avec des exceptions, mais avec une absolue nécessité, il est clair qu'aucune expérience ne peut donner lieu de conclure même à la simple possibilité de telles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous ériger en objet d'un respect sans bornes, comme une prescription universelle pour toute nature raisonnable, ce qui peut-être ne vaut que dans les conditions contingentes de l'humanité? Et comment des lois de la détermination de notre volonté devraient-elles être tenues pour des lois de la détermination de la volonté d'un être raisonnable en général, et à ce titre seulement, pour des lois applicables aussi à notre volonté propre, si elles étaient simplement empiriques et si elles ne tiraient pas leur origine complètement a priori d'une raison pure, mais pratique ? » (21)

Kant en conclut que l’homme est libre. Il constituerait une fin en soi dont la spécificité serait la liberté. En obéissant à une loi valable pour tous, l'homme est libre, car il se soumet à sa propre législation : en obéissant à une loi universelle, il accède à l'autonomie, à la situation d'un être qui se donne à lui-même sa loi, il s'oblige à agir selon sa volonté législatrice universelle, et non selon sa volonté particulière. « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » (22), écrit-il.

La charité ne serait donc bonne qu’en ce qu’elle correspond à une volonté prête à faire de la maxime à laquelle elle obéit - aimons-nous les uns les autres - une maxime universelle. Dans cette façon d’envisager les choses, on retrouve d’une certaine manière l’intérêt à être charitable, ici par le truchement de cette logique qui veut qu’il soit rationnellement souhaitable que la loi morale ait un caractère universel.

La loi

Rendre la charité obligatoire, telle est la lecture que l’on peut faire de certaines lois. Comme par exemple de celles relatives à la non assistance à personnes en danger. L’analyse du contenu de ces lois, qui exigerait que soit mesurée ce qu’elles doivent chacune à une intention charitable, réclamerait un travail considérable.

Plus intéressant peut-être serait l’examen des démarches qui ont présidé à leur adoption, notamment dans l’optique de rechercher si elles s’inscrivent dans une conception du droit plutôt jusnaturaliste ou plutôt juspositiviste. (23)


B. Les consignes implicites

Malinowski

Jean-Jacques Rousseau a écrit : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (24) Porter sa vue au loin, cela peut être dans le temps, comme il l’a fait à propos des langues, mais aussi dans son second discours avec son uchronie sur l’origine des inégalités. Cela peut être aussi dans l’espace, avec cette démarche anthropologique entreprise par l’Occident dès le début du XXe siècle (25) et qui vise à comprendre les différences qui se manifestent entre les sociétés, particulièrement avec celles qui semblent connaître des conditions de vie matérielles, économiques, sociales et religieuses très diverses.

Parmi tous les traits culturels qui ont suscité l’étonnement, il convient de s’arrêter à la kula, découverte et commentée en premier lieu par Bronislaw Malinowski. (26) Cette pratique, qui voyait les habitants d’un archipel s’échanger des colliers et des bracelets pour des motifs qui n’avaient rien d’utilitaires, a été très souvent et très diversement commentée. Malinowski l’a présentée comme un système garantissant des fonctions de socialisation, de pacification et d’institutionnalisation satisfaites à l’insu de tous. La générosité y est un signe de prestige et de pouvoir qui consolide des échanges qu’aucun intérêt marchand ne paraît justifier.

Être charitable, aller vers autrui, se montrer généreux, aider, donner sont des attitudes et des gestes qui peuvent être suggérés par le corps social, parfois de manière pressante, sans que la consigne apparaisse comme telle, sans que les acteurs sociaux se sentent sous le coup de la moindre obligation. Admettre l’existence de ce genre de mécanisme est une chose, en comprendre le fonctionnement et en traduire les significations en est une autre.

Mauss

L’Essai sur le don (27) de Marcel Mauss donne lieu de nos jours à bien des polémiques. Ce qui est débattu, c’est la question de savoir si les formes de don qu’il évoque témoignent ou non d’une volonté généreuse à l’état pur. Peut-on croire que le don ainsi mis en évidence ne doit rien à l’intérêt et « qu’il n’y a pas à le rabattre sur autre chose que lui-même », comme l’affirme Sylvain Dzimira ? (28)

Dans son livre L’intérêt souverain, Frédéric Lordon conteste cette vision iréniste, sans pour autant prétendre que l’intérêt domine tout :
« L’être d’intérêt est [...] un personnage moins simple que ne le voudraient les délimitations bien tranchées en archétypes opposés qui voient tantôt un homo œconomicus au cynisme calculateur accompli, tantôt son autre magnifique tout d’oblation et de dévouement à autrui. [...] Trop attaché à préserver la beauté du désintéressement, on ne verra pas [...] que le mouvement vers autrui n’est pas complètement étranger aux opérations d’évaluation et d’appréciation dont on voudrait réserver le monopole à l’égoïsme calculateur. Est-il possible pourtant de faire entendre que le “sujet donateur” n’est pas complètement abandonné aux hasards de l’élan généreux ou aux fulgurances ineffables de la “spontanéité” et que, pour être magnifiquement dirigés vers autrui, ses mouvements n’en sont pas moins déterminés ? Ils le sont notamment par la perception des affects divers qui accompagnent son geste et par le fait que, dans ce registre certes particulier, il enregistre ce qu’il lui en coûte de renoncements - comme d’abandonner par “grandeur d’âme” un gain matériel - et ce qu’il en tire de plaisirs variés - sous la forme générale de l’approbation du groupe et de la satisfaction de soi. » (29)

Retournons à Mauss. Dans la conclusion de son Essai, il insiste sur le fait que nos concepts et l’usage que nous en faisons peut nous induire en erreur. La logique des pratiques révélées par l’ethnologie « n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie. […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un "animal économique". » (30) Et chacune des notions auxquelles ces pratiques semblent obéir « ne se présente pas comme elle fonctionne dans notre esprit à nous. » (31) Et il précise :
« Cependant, on peut encore aller plus loin que nous ne sommes parvenus jusqu’ici. On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d’économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation ; libéralité, générosité, luxe, épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset. Nous ne pouvons donner que des indications à ce sujet : choisissons par exemple les Trobriand. C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas. » (32)

Le hau

Dans un passage de sa conclusion où il n’hésite pas à formuler des jugements moraux, Marcel Mauss a écrit ceci : « [...] d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit : […] "donne autant que tu prends, tout sera très bien". » (33)

Si ce principe, qui mérite d’être adopté « librement et obligatoirement » (je vais revenir dans un instant sur cette apparente antinomie), fut une constance de l’évolution humaine, vivrions-nous des temps qui ne lui permettent plus de s’imposer aussi facilement ? Et en ce cas, quelle est donc la nature de ce principe. À moins que pour s’en faire une idée, il faille peut-être commencer par dénicher ce que nos manières de penser ont à ce point de spécifique qu’elles nous empêchent de comprendre les sociétés anciennes ou lointaines.

Un exemple peut permettre de saisir de quoi il est question : le hau chez les Maoris. « Le mot hau désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales » (34) Quelle importance cette notion avait-t-elle dans la vie des Maoris ? Pour en donner une idée, et du coup pour expliquer comment les biens circulent dans la société maori d’une façon si malaisée à comprendre pour nous, Mauss s’en remet à ce qu’en a dit un informateur maori à Elsdon Best : « À propos du hau, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt, et des gibiers qu’elle contient, Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucun prévention la clef du problème. "Je vais vous parler du hau… Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (lika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kati ena. (Assez sur ce sujet.)" » (35)

C’est ici qu’il faut revenir sur les mots « librement et obligatoirement » que Mauss a utilisé pour caractériser ce principe de sagesse humaine qui implique de donner.

La question dont certains économistes débattent et qui porte sur le caractère égoïste ou altruiste de l’homme - le choix à faire entre l’élan premier de Hobbes ou celui de Rousseau - contient deux enjeux : ou bien il s’agit de déterminer ce qui prédomine dans le comportement économique de l’homme de telle sorte que l’on puisse expliquer et même prévoir son comportement, ou bien il s’agit de s’interroger sur la nature humaine et sur les qualités premières de l’homme, indépendamment de toute influence sociale. Mais dans un cas comme dans l’autre, il paraît légitime de se demander si la question est bien posée. Car on vise là à élucider les intentions. Dans un cas, pour fonder une théorie qui autorise des quantifications et des mesures si l’homme est intéressé (le don ne se mesure pas, ni moralement, ni objectivement) ; dans l’autre, pour découvrir une spécificité qui accorderait à l’espèce humaine un mérite qui l’arrache à son insignifiance.

La logique du don

Lorsque Mauss parle d’une clé, elle n’est ni totalement morale, ni totalement anthropologique. Si l’on donne si souvent « librement et obligatoirement », c’est que le geste doit à la fois au choix opéré par le donateur (il aurait pu ne pas donner), mais aussi à une détermination sociale inscrite dans son habitus (il n’aurait pas pu ne pas donner). La décision subjective de l’individu s’inscrit dans une détermination collective. Il n’est dès lors que peu question de prétendre que le donateur aurait laissé parler sa générosité ou au contraire qu’il aurait obéit à des intérêts que le don rapporte. Tout cela englobe des raisons et des croyances, des forces individuelles et collectives, des rationalités explicites et des rationalités implicites, de telle sorte qu’il est assez vain de vouloir démêler les intentions. C’est sans doute l’illusion que nous avons d’être libre qui nous impose - et il n’y a aucune raison de s’y soustraire - d’opérer des choix moraux que, par ailleurs, notre milieu et notre histoire nous dictent.

À cet égard, nous sommes tout aussi naïfs de croire que nous échapperions aujourd’hui à des déterminations profondes et inconnues, que n’étaient naïfs les peuples anciens ou lointains qui en subissaient, croyons-nous, l’influence. Seule notre manière d’en parler a changé. Et il est même assez faux de parler de naïveté, tant le système social doit à ce genre d’influence une cohérence qu’un programme conscient et explicite serait bien en mal d’atteindre. Combien de paroles et de gestes de notre quotidien ne conservent-ils pas la trace - malgré l’économisme ambiant - de mots de politesse ou d’obligations qui participent d’une manière ou d’une autre à la logique du don. Voici un exemple, puisé au XVIIIe siècle, pas si loin de nous après tout, qui illustre la complexité de ce qu’il y a à faire et à dire en matière de bienfaits. Il figure dans un livre que Jean-François de Saint-Lambert (36) a consacré à Helvétius :
« Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (37)

Voilà qui révèle un rapport extraordinairement complexe entre la subjectivité et les déterminations objectives, rapport sur lequel Claude Lévi-Strauss, dans l’“Introduction à l’œuvre” de Mauss me paraît avoir dit ce qu’il y avait à en dire :
« Le risque tragique qui guette toujours l’ethnographe, lancé dans cette entreprise d’identification, est d’être la victime d’un malentendu ; c’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l’indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivités étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l’opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l’inconscient. D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension. » (38)

La charité aujourd’hui

On peut aisément penser que l’Occident d’aujourd’hui est débarrassé de toutes ces croyances qui servaient de béquille à des sociétés insuffisamment rationnelles. C’est pourtant une illusion. Les croyances ont changé, mais elles sont toujours bien présentes et continuent de structurer l’habitus contemporain.

Si la théorie économique dominante reste fidèle au principe de l’intérêt individuel, il faut pourtant constater que bien des formes d’actions que l’on peut qualifier de charitables jouent un rôle qui pèse sans nul doute sur les échanges.

Les figures de Mère Thérésa (1910-1997) ou de l’abbé Pierre (1912-2007) ont provoqué et provoquent toujours une admiration importante. Mais ce sont là des exemples qui ont le visage de la charité, et même de la charité catholique. Il existe bien d’autres formes d’actions charitables, moins archétypales, et d’autant plus intéressantes qu’elles négligent, dédaignent ou refusent de se qualifier de charitables. C’est bien entendu du côté de celles-là qu’il convient de rechercher ce qu’auraient pu devenir les consignes implicites d’aujourd’hui, ce qui est loin d’être simple.

Lorsqu’on évoque une société lointaine ou ancienne, voire lointaine et ancienne, on imagine aisément que des croyances diverses peuvent pousser ses membres à aider et donner sans même que ce que cela peut avoir de généreux soit explicite. Ainsi, dans le brahmanisme, « il est de la nature de la nourriture d’être partagée ; ne pas en faire part à autrui c’est “tuer son essence”, c’est la détruire pour soi et pour les autres » (39), explique Mauss. Comment retrouver une logique du même type aujourd’hui, chez nous ? Que resterait-il des pratiques charitables si on en soustrayait les consignes explicites ?

Ce n’est sans doute pas dans la nature particulière des institutions auxquelles on peut apporter son concours, ou plus simplement son travail, qu’il faut chercher ce besoin peu conscient de donner, de partager, d’aider. C’est plutôt dans l’état d’esprit qui accompagne cette adhésion ou cet engagement. Que ce soit dans les métiers de la santé ou de l’aide social, que ce soit dans les associations caritatives, que ce soit dans les habitudes de travail ou de divertissement, que ce soit même dans les rapports familiaux, il conviendrait de dénicher ce qui provoque des transferts, matériels ou affectifs, alors même que l’intention principale n’est pas celle-là.

Sous cet angle, bien des phénomènes mériteraient une étude approfondie, comme par exemple ce souci de l’éthique que manifestent les dirigeants d’entreprise et vis-à-vis duquel on peut balancer entre l’idée que ceux-ci y trouvent leur intérêt grâce à l’image qu’ils se forgent (ce qui est déjà le signe d’une attente dans l’opinion) et l’idée qu’ils éprouvent le besoin de se convaincre qu’ils n’œuvrent pas à leur seul bénéfice personnel.

Mais là s’ouvre un terrain d’investigation qui dépasse le cadre des réflexions que je me suis proposé de formuler ici.


Chacun est souvent amené à vivre une expérience sur laquelle il peut réfléchir à loisir. Lorsque, circulant en rue, il est sollicité par un mendiant, qu’il donne ou non le conduit à une forme silencieuse de justification qui, d’une certaine manière, du moins lorsqu’il ne réagit pas par automatisme, reformule, fût-ce de façon très simple, des arguments dont l’histoire contient l’essence. Toute générosité se préoccupe des conditions de sa réception. Et le moment est ainsi vécu comme un choix véritable, sans considération pour ce qui a pu l’influencer. Mais toute recherche prenant ce moment pour objet est bien sûr contrainte de s’intéresser à ces influences. C’est dire s’il reste à faire.

Un mot encore. On pourrait penser que la recherche des déterminations inconscientes confère à celui qui la mène la possibilité d’échapper à l’illusion du libre arbitre. Ce serait une nouvelle illusion. Car la posture du chercheur n’est tenable qu’en position de recherche ; le reste du temps, nul ne peut vivre sans se penser libre d’opérer des choix qu’il suppose nés ex nihilo. Rousseau déjà - dans un contexte fort différent, il est vrai - avait compris à quel point il est vain de vouloir agir autrement qu’en s’en remettant à ce que l’on estime être son propre jugement :
« Si les actes de ma volonté sont en ma propre puissance ou s’ils suivent une impulsion étrangère je n’en sais rien et je me soucie très peu de le savoir, puisque cette connoissance ne saurait influer sur ma conduite en cette vie et, s’il en est une autre, comme Je le crois, je suis convaincu que les mêmes moyens par lesquels je puis faire mon bonheur actuel doivent encore m’acquérir l’immortelle félicité. » (40)

(1) Ce qui ne signifie évidemment pas que Rousseau se soit borné à ce constat. Bien au contraire, il a exploré mille et une explications du comportement humain, parmi lesquelles certaines furent considérées comme les prémisses de la sociologie moderne, ainsi que le pensait Lévi-Strauss.
(2) Jacques Bénigne Bossuet, Oeuvres complètes, vol. 1, Outhenin-Chalandre fils, 1836, pp. 339-340.
(3) On croit bien reconnaître là l’influence de Thomas d’Aquin, et aussi la condamnation du jansénisme.
(4) Benoît XVI, Deus caritas est, II, 24.
(5) Il ne peut évidemment pas en être question ici, le sujet exigeant un étude approfondie.
(6) Benoît XVI, Deus caritas est, Introd., 1.
(7) Benoît XVI, Caritas in veritate, III, 35.
(8) Dante Alighieri, La divine comédie, trad. de Jacqueline Risset, Flammarion, 1990.
(9) Sénèque, Des bienfaits, II, 1.
(10) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, Paris, 2006, p. 116.
(11) Cf. la cinquantième des Lettres à Lucillius.
(12) Blaise Pascal, Mémorial, texte sur Internet
. (13) Cette petite synthèse s’inspire en partie des commentaires que Pierre Magnard donne de certains fragments des Pensées in Pascal, la clé du chiffre, PUF, Paris, 1990.
(14) Blaise Pascal, Pensées, Lafuma 308, Brunschvicg 793.
(15) Blaise Pascal, op. cit., Lafuma 83, Brunschvicg 327.
(16) Blaise Pascal, op. cit., Lafuma 201, Brunschvicg 206.
(17) Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Liber, Paris, 1997.
(18) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site Internet), p. 18.
(19) Emmanuel Kant, op. cit., p. 20.
(20) Emmanuel Kant, op. cit., pp. 18-19.
(21) Emmanuel Kant, op. cit., p. 26.
(22) Emmanuel Kant, op. cit., p. 52.
(23) Sur ces questions, un livre ancien mais important : Santi Romano, L’ordre juridique[1918], trad. de l’italien par Pierre Gothot et Lucien François, Dalloz, 1975.
(24) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Gallimard, Collection Folio-Essais, 1990, pp. 89-90.
(25) Nombreux sont les antécédents, à commencer, pour remonter loin, par les propos de Montaigne sur les cannibales.
(26) Cf. Bronislaw Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental [1922], trad. par André et Simone Devyver, Gallimard, 1963.
(27) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, Paris, 1950, pp. 143-279.
(28) Sylvain Dzimira, Le paradigme du don, article disponible in fine de la page Internet suivante : revue du M.A.U.S.S. /, 2006, pp. 3-4. Déjà cité supra.
(29) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, Paris, 2006, p. 41.
(30) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, Paris, 1950, p. 271.
(31) Marcel Mauss, op. cit., p. 270.
(32) Marcel Mauss, op. cit., p. 267.
(33) Marcel Mauss, op. cit., p. 265.
(34) Marcel Mauss; op. cit., p. 158.
(35) Marcel Mauss, op. cit., pp. 158-159.
(36) Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803) fut le rival heureux de Rousseau auprès de Sophie d’Houdetot.
(37) Jean-François de Saint-Lambert, Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, cité d’après Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, Paris, 2006, p. 7.
(38) Marcel Mauss, op. cit., p. XXX.
(39) Marcel Mauss, op. cit., p. 245.
(40) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 1894.

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