mardi 15 avril 2014

Note de lecture : Emmanuel Kant

La section “Des idées en général” de la Critique de la raison pure
d’Emmanuel Kant


J’ai récemment achevé la lecture de De la quadruple racine du principe de raison suffisante d’Arthur Schopenhauer (1) (dont je n’exclus pas de dire ultérieurement quelques mots sur le présent blog). Et je ne me suis pas fait faute, à cette occasion, de retourner me plonger dans la Critique de la raison pure de Kant (2), tant les concepts dont use le premier doivent beaucoup - tout en s’en distinguant souvent - à ceux définis par le second.

Lire cette Critique est une rude tâche. D’abord, parce qu’il s’agit de tenter de comprendre ce que Kant s’efforce de nous expliquer. Ensuite, parce que l’on est vite saisi de la crainte de mal retenir l’articulation de ces explications et de perdre en conséquence une part importante du profit espéré. Mais s’y replonger permet de découvrir que l’on a moins perdu que l’on ne le croyait et de ressentir, bien mieux qu’à la première lecture, ce que le chemin tracé par Kant peut avoir d’exaltant.

Je ne suis pas kantien. Qu’est-ce que cela pourrait d’ailleurs dire aujourd’hui ? Mais il serait assez cruche d’ignorer l’importance de Kant, de l’aboutissement qu’il représente dans l’ensemble des systèmes philosophiques qui eurent l’ambition d’esquisser la vérité du monde et aussi du point de départ qu’il constitue pour une philosophie qui s’est depuis lors immiscée dans les facultés psychologiques de l’homme. Et je repense avec un certain navrement à cette opinion qui courait parmi une certaine jeunesse des années 60 (et que je fis mienne quelque temps) que l’idéalisme de Kant justifiait de ne pas le lire. Tout idéalisme ramenait alors aux croyances dont on prétendait s’affranchir. Il suffit pourtant de se plonger dans quelques pages de la Critique de la raison pure pour mesurer la fatuité et la fausseté de cette thèse.

Ces pages, ce sont celles de la première section du livre I de la deuxième division de la “Théorie transcendantale des éléments”, une section intitulée “Des idées en général” (3). Elles précèdent les célèbres considérations que Kant a émises sur les paralogismes et les antinomies de la raison pure et nous livrent ce qu’il pensait de l’idéalisme de Platon. L’occasion lui en est fournie par le souci qui est le sien de n’user du mot idée que dans un sens très précis, en partie distinct de l’usage qu’en fit Platon. Pourquoi recourir à un mot que certains pourraient considérer comme galvaudé ? Il s’en explique :
« Malgré la grande richesse de notre langue, le penseur se trouve souvent embarrassé pour trouver une expression qui rende exactement sa pensée, et, faute de cette expression, il ne peut s’exprimer d’une manière bien intelligible ni pour les autres ni, qui plus est, pour lui-même. Forger des mots nouveaux est une prétention à légiférer dans les langues, et cette prétention réussit rarement. Avant de recourir à ce moyen extrême, il est prudent de fouiller quelque langue morte et savante pour voir si l’on y trouve pas cette idée avec l’expression qui lui convient ; et, alors même que l’antique usage de cette expression serait devenu incertain par la faute de son auteur, il vaut mieux cependant raffermir le sens qui lui était propre (dût-on laisser douteuse la question de savoir si on lui donnait autrefois exactement le même sens) que de tout perdre uniquement parce qu’on se rend inintelligible.
C’est pourquoi, si, pour exprimer un certain concept, il ne se trouve, en quelque sorte, qu’un seul mot qui, dans son acception déjà reçue, soit exactement adéquat à ce concept qu’il est très important de distinguer d’autres concepts analogues, il est prudent de ne pas en être prodigue et de ne pas l’employer simplement pour varier ses expressions, comme synonyme à la place d’autres termes, mais de lui conserver soigneusement sa signification particulière ; car autrement, il arrive facilement, du fait que l’expression, au lieu d’occuper spécialement l’attention, se perd dans une foule d’autres de sens très différent, que se perde aussi la pensée que seule l’expression aurait pu conserver.
» (p. 262)

C’est ici qu’il se révèle utile de tenter de préciser le sens que Platon accordait au mot idée. Kant s’y essaye et, même s’il a la modestie d’avouer se dispenser d’une recherche littéraire, il n’hésite pas à s’accorder sur la question une lucidité plus grande que celle de Platon lui-même. Qu’on en juge :
« Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose, qui non seulement ne dérive jamais des sens, mais qui même dépasse de beaucoup les concepts de l’entendement, dont s’est occupé Aristote, puisque jamais il n’est rien trouvé, dans l’expérience, qui corresponde à ce concept. Les idées sont pour lui des archétypes des choses elles-mêmes et non pas simplement des clefs pour des expériences possibles, comme les catégories. Dans son opinion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles sont passées dans la raison humaine, qui maintenant ne se trouve plus, cependant, dans son état originaire, mais se voit au contraire dans la nécessité de prendre de la peine pour rappeler au moyen de la réminiscence (qui s’appelle la philosophie), ses anciennes idées aujourd’hui fort obscurcies. Je ne veux pas m’engager ici dans une recherche littéraire pour déterminer le sens que le grand philosophe attachait à son expression. Je remarque seulement qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce que, soit dans la conversation commune, soit dans les livres, par le rapprochement des pensées qu’il exprime sur son objet, on comprenne bien mieux un auteur qu’il ne s’est compris lui-même, cela parce qu’il n’avait pas suffisamment déterminé sa conception et qu’ainsi il parlait et même pensait quelquefois contrairement à ses propres vues. » (pp. 262-263)

En fait, ce que Kant veut sans doute dire ainsi (même si des paragraphes ultérieurs ne peuvent s’interpréter que dans un sens contraire - j’y reviendrai), c’est que Platon n’avait nul besoin d’aller situer l’origine des idées dans une raison suprême, extérieure à l’homme. Leur nécessité est déjà en lui, et il l’avait probablement compris :
« Platon remarquait fort bien que notre faculté de connaissance éprouve un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler simplement des phénomènes, suivant les lois de l’unité synthétique, pour pouvoir les lire comme expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour qu’un objet que l’expérience est capable de donner puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont nullement de simples chimères. » (p. 263)

Pour indiquer ce que peuvent signifier des concepts abstraits que l’on est tenté d’hypostasier, Kant prend l’exemple de la vertu :
« Platon trouvait surtout ses idées dans tout ce qui est pratique (*), c’est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté, qui, de son côté, est du nombre des connaissances qui sont un produit propre de la raison. Celui qui voudrait puiser dans l’expérience les concepts de la vertu, ou qui (comme beaucoup l’ont fait réellement) voudrait donner pour type à la source des connaissances ce qui ne peut jamais servir que d’exemple, celui-là ferait de la vertu un fantôme (ein Unding) équivoque, variable suivant les temps et les circonstances, et incapable de servir jamais de règle. Chacun s’aperçoit, au contraire, si on lui présente un certain homme comme le modèle de la vertu, que c’est simplement dans sa propre tête qu’on en trouve le véritable original, auquel on compare le prétendu modèle pour ne le juger, que d’après l’original. Or, ce qu’on trouve en soi de la sorte, c’est l’idée de la vertu, et, si par rapport à cette idée, tous les objets possibles de l’expérience jouent le rôle d’exemple (ou de preuves que ce qu’exige le concept de la raison est réalisable dans une certaine mesure), ils ne sauraient lui servir d’archétypes. Qu’un homme n’agisse jamais d’une manière adéquate à ce que contient l’idée pur de la vertu, cela ne prouve pas qu’il y ait dans cette notion quelque chose de chimérique. Cela n’empêche pas, en effet, que tout jugement sur la valeur ou le manque de valeur morale ne soit possible qu’au moyen de cette idée ; par suite, cette idée sert nécessairement de fondement à tout progrès vers la perfection morale, si loin, d’ailleurs, que nous en soyons tenus éloignés par les obstacles que nous rencontrons dans la nature humaine et dont il nous est impossible de déterminer le degré. » (pp. 263-264)

Suit alors un paragraphe admirable dans lequel Kant aborde la question des rapports entre vertu et politique. On peut évidemment trouver assez naïve cette idée que le politique peut et doit participer d’un bon dessein ; ce ne sont pas les philosophes - quoi qu’eût aimé Platon - qui pèsent principalement sur l’action politique, mais des forces qui coïncident avec des intérêts souvent peu compatibles avec l’intérêt général. Reste que la posture morale est attendue du politique et que ce dernier en donne des gages, sorte d’hommage du vice à la vertu, ultime barrière aussi au cynisme le plus arrogant. Il est ainsi doublement bénéfique de poser le bon dessein comme un idéal à viser - sans craindre d’admettre qu’il n’est pas accessible -, d’abord parce qu’il bride la malignité des politiques, ensuite parce qu’il entretient une aspiration à la vertu qui conditionne le choix des dirigeants. Le problème est évidemment très complexe et il serait léger de méconnaître que le discours vertueux - premier fondement de la démagogie - est également une voie de prédilection des cyniques vers le pouvoir. Problème sans solution serait-on tenté de dire, si pareil propos ne devait pas beaucoup - il faut s’en rendre compte - à l’air du temps. De même que les considérations émises par Kant doivent évidemment beaucoup à l’air de son temps, une époque où l’on croyait volontiers que le despotisme abattu pourrait laisser place au règne de la raison ; la révolution décevante n’avait pas encore annihilé certains espoirs.

Mais lisons Kant :
« La République de Platon est devenue proverbiale, comme exemple prétendu frappant d’une perfection imaginaire qui ne peut avoir son siège que dans le cerveau d’un penseur oisif et Brucker trouve ridicule cette assertion du philosophe qu’un prince ne gouverne jamais bien, s’il ne participe aux idées. Mais il vaudrait bien mieux s’attacher davantage à cette idée et (là où cet homme éminent nous laisse sans secours) la mettre en lumière grâce à de nouveaux efforts, que de la rejeter comme inutile, sous le très misérable et très honteux prétexte qu’elle est irréalisable. Une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de subsister en même temps que la liberté de tous les autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlerait de lui-même), c’est là au moins une idée nécessaire qui doit servir de base non seulement aux grandes lignes (im ersten Entwurfe) d’une constitution civile, mais encore à toutes les lois, et où il faut faire abstraction, dès le début, des obstacles actuels, lesquels résultent peut-être moins inévitablement de la nature humaine que du mépris que l’on a fait des vraies idées en matière de législation. En effet, il ne peut rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne d’un philosophe que d’en appeler, comme le vulgaire, à une expérience prétendue contraire, alors que cette expérience n’aurait du tout existé, si l’on avait fait, en temps opportun, ces institutions basées sur les idées et si, à la place de ces idées, des concepts grossiers, justement, parce qu’ils étaient tirés de l’expérience, n’étaient venus anéantir tout bon dessein. Plus la législation et le gouvernement seraient conformes à ces idées, et plus les peines seraient rares ; et il est tout à fait raisonnable d’affirmer (comme le fait Platon) que si la législation était pleinement d’accord avec ces idées, on n’aurait plus besoin d’aucune peine. Or, bien que ceci ne puisse jamais se produire, l’idée, cependant, est tout à fait juste qui prend ce maximum comme archétype et se règle sur lui pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. En effet, quel peut être le plus haut degré auquel l’humanité doit s’arrêter et combien grand peut être par conséquent la distance qui subsiste nécessairement entre l’idée et sa réalisation, personne ne peut et ne doit le déterminer, précisément parce qu’il s’agit de la liberté qui peut dépasser toute limite assignée. » (pp. 264-265)

Je ne vois personnellement rien à objecter à ce que dit ainsi Kant, si ce n’est qu’il est fort optimiste de croire que les conditions puissent être réunies pour que la législation et le gouvernement se rapprochent « de la plus grande perfection possible ». On a pu croire que l’avènement de la démocratie en représente une étape, mais encore faut-il alors faire fi de l’hypothèse - notamment émise par Marx - que ce nouveau régime n’a fait que déplacer d’une classe sociale à une autre les principaux profits retirés de la possession du pouvoir.

Si cependant on poursuit la lecture, on s’aperçoit que Kant cède néanmoins, au moins partiellement, sur l’idée de la réalité des idées, abstraction faite de ceux qui les pensent. L’entendement suprême est en effet une concession majeure au platonisme le plus idéaliste qui soit. Curieusement, cette digression n’a cependant guère d’influence sur le développement ultérieur que Kant consacre aux concepts de la raison pure. Voici cette suite :
« Mais ce n’est pas seulement dans les choses où la raison humaine montre une vraie causalité et où les idées deviennent des causes efficientes (des actions et de leurs objets), je veux dire dans le domaine moral, c’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves qui démontrent clairement que les choses tirent leur origine des idées. Une plante, un animal, l’ordonnance régulière du monde (sans doute, aussi, tout l’ordre de la nature) montrent clairement que tout cela n’est possible que suivant les idées ; que, sans doute, aucune créature individuelle, sous les conditions individuelles de son existence, ne cadre entièrement avec l’idée de la plus grande perfection de son espèce (pas plus que l’homme n’est adéquat à l’idée de l’humanité qu’il porte, il est vrai, dans son âme comme l’archétype de ses actions) ; mais que, cependant, ces idées sont déterminées individuellement dans l’entendement suprême, qu’elles sont les causes originaires des choses et que seul l’ensemble que forme leur liaison dans l’univers est absolument adéquat à l’idée que nous en avons. A part ce qu’il y a d’exagéré dans l’expression, l’acte par lequel l’esprit de ce philosophe s’est élevé de la contemplation textuelle (copeylichen) de l’ordre physique du monde à la liaison architectonique de cet ordre du monde selon des fins, c’est-à-dire selon des idées, cet acte est un effort qui mérite le respect et qui est digne d’être imité. Mais par rapport à ce qui concerne les principes de la morale, de la législation et de la religion, où les idées rendent tout d’abord possible l’expérience elle-même (du bien), quoiqu’elles n’y puissent jamais être entièrement exprimées, cet acte a un mérite tout à fait particulier que l’on ne méconnaît que parce qu’on le juge d’après les mêmes règles empiriques, qui doivent perdre leur valeur, comme principes, précisément en raison de ces idées mêmes. En effet, à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous fournit la règle et qui est la source de la vérité ; mais à l’égard des lois morales, c’est l’expérience (hélas !) qui est la mère de l’apparence, et c’est une tentative au plus haut point condamnable que de vouloir tirer de ce qui se fait les lois de ce que je dois faire ou de vouloir les y réduire. » (p. 265) (4)

Ce tout petit extrait de la Critique de la raison pure ne prétend en aucun cas donner quelque aperçu que ce soit de l’œuvre et de sa signification. Mais l’intérêt que pourraient susciter ces quelques paragraphes au regard des multiples questions qu’ils soulèvent est peut-être de nature à raviver la curiosité pour un ouvrage qu’on cite bien davantage qu’on ne le lit.

(1) Cet ouvrage de 1813 a été publié en français chez Vrin dans une traduction de François-Xavier Chenet (dernière édition : 1997) et plus récemment par divers éditeurs, dont Kessinger Publishing à partir d’une traduction de Jean-Michel Cantacuzène. C’est de cette dernière édition numérisée en 2013 par le site Internet www.philotheque que je me suis servi, malgré la difficulté d’ajuster ses références que ce type d’édition présente.
(2) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], trad. de A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 10 éd., 1984. Je me garderai bien d’émettre un avis sur cette traduction, l’original m’étant inaccessible, mais je ne peux m’empêcher de noter que Tremesaygues et Pacaud font continûment un usage abusif de la virgule.
(3) La structure de la Critique de la raison pure est très complexe. Une summa divisio partage en deux l’ouvrage : “Théorie transcendantale des éléments” d’abord, “Théorie transcendantale de la méthode” ensuite. La première moitié comprend elle-même deux divisions - “Analytique transcendantale” et “Dialectique transcendantale” -, chacune des divisions comportant deux livres : “Analytique des concepts” et “Analytique des principes” pour la première ; “Des concepts de la raison pure” et “Des raisonnements dialectiques de la raison pure” pour la seconde. La section “Des idées en général” ouvre le livre I (“Des concepts de la raison pure”) de la deuxième division (“Dialectique transcendantale”) de la première moitié de l’ouvrage (“Théorie transcendantale des éléments”). Les intitulés des différentes parties de l’ɶuvre indiquent à eux-seuls combien il importe d’être attentif au sens précis que Kant confère aux mots - a fortiori dans une traduction - et révèlent ce qu’il y a d’audacieux à isoler une section comme je le fais.
(*) Il étendait aussi, il est vrai, son concept aux connaissances spéculatives, pourvu seulement qu’elles fussent pures et données tout à fait a priori, et même à la mathématique, quoiqu’elle n’ait pas son objet ailleurs que dans l’expérience possible. Je ne puis le suivre en cela, pas plus que dans la déduction mystique de ces idées, ou dans les exagérations par lesquelles il en faisait, en quelque sorte, des hypostases ; cependant le langage sublime, dont il se servait dans ce champ, est parfaitement susceptible d’une interprétation plus modérée et conforme à la nature des choses.
(4) Ce paragraphe n’achève pas la section - que j’ai jusque-là reproduit intégralement. Un dernier paragraphe, que je néglige ici, revient sur l’usage que Kant compte faire ultérieurement du mot idée et propose un petit lexique des mots adéquats permettant de distinguer les différentes formes de représentations.

Autre note sur Kant :
À propos de la morale et des cultures

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