samedi 11 février 2017

Note de lecture : Jean-Pierre Castel

Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste?
de Jean-Pierre Castel


Avant même de parler de ce livre - que je n’aurais jamais eu l’idée de lire si son auteur n’avait affirmé y développer les arguments qui manquaient à ses commentaires (1) -, je voudrais évoquer un instant la question assez générale de ce qui sépare une prise de position de la manière de la faire valoir. À mes yeux, il est en effet souvent plus condamnable de défendre une position qui mérite d’être regardée comme justifiée, si c’est avec des arguments qui se révèlent injustifiés, que de défendre une position apparemment injustifiée, mais avec des arguments qui peuvent être considérés comme légitimes. Et rien ne me désole autant qu’une bonne idée appuyée sur de mauvais raisonnements.

Il y a quelque chose d’un peu provocateur à laisser croire que l’on préfère l’argument à l’opinion qu’il conforte. Aussi vais-je tenter de me faire bien comprendre.

En fait, il ne s’agit pas véritablement de ne distinguer que les arguments, sans considération pour l’opinion. Car l’opinion n’est que ce que les arguments en font et, par conséquent, selon ce que sont les arguments, ainsi est l’opinion. Autrement dit, une opinion n’est défendable que si les arguments l’entourent des nuances utiles à sa juste adaptation à ce qui nous paraît vrai. Pour prendre un exemple en rapport avec le livre dont il va être question, s’affirmer athée ne me paraît possible que si l’opinion à laquelle le mot renvoie est assortie d’une foule de précisions et de nuances qui écartent le sens le plus courant et le plus sommaire que l’on y attache communément. Si être athée, c’est nier l’existence de Dieu, sans plus, alors je ne puis me dire athée. Je pense plutôt que Dieu est une hypothèse qui n’est ni indispensable ni convaincante quant à l’origine des choses, ce qui me porte volontiers à ne pas trop m’en préoccuper. Mais je me sais par ailleurs incapable de prouver que Dieu n’existe pas, du moins dans sa forme la moins anthropomorphe qui soit. Je dois ajouter que je ne vois guère l’intérêt qu’il y a à proclamer son athéisme, que ce soit à l’unisson d’autres athées avec lesquels on souhaiterait partager cette idée ou que ce soit à la face de croyants de qui on se plairait à se démarquer. Et je n’ai encore rien dit là de tout ce qui mériterait d’être précisé quant à la croyance en un quelconque surnaturel.

On comprendra donc que ce qui me pousse à porter mon attention sur l’argument provient de la méfiance qu’il importe d’entretenir envers tout ce qui nous rattache - consciemment ou inconsciemment - à des opinions toutes faites. Le ressort de cette inclination assez spontanée pour les causes ( au sens de parti ou de principe que l’on soutient et que l’on veut voir triompher) réside dans nos préférences, avec ce qu’elles ont souvent d’irrationnel. Car l’examen de nos opinions devrait le plus souvent déboucher sur le constat qu’elles ont été adoptées parce qu’elles étaient défendues par telle personne, telle œuvre, tel camp auquel on s’en était préalablement remis, ou encore par une déduction simpliste propre à satisfaire un dogme, un credo, une théorie, un principe auquel on s’est convaincu qu’il faut tout subordonner. Et l’opinion ainsi construite n’envisage plus la nécessité de s’entourer d’arguments que pour vaincre par tous les moyens la résistance qu’elle rencontre en d’autres opinions.

Il importe évidemment de bien mesurer combien se déprendre de ses préférences est un exercice très malaisé. Démêler le vrai du faux n’est pas agir ; c’est au contraire suspendre toute ambition de peser sur les choses. Mettre en œuvre quoi que ce soit réclame en effet de convaincre - ne serait-ce que se convaincre soi-même -, ce qui conduit à choisir l’argument en raison de sa capacité à emporter l’adhésion et non à justifier un quelconque partage entre le vrai et le faux. Il en va ainsi de l’argument par le sacrifice dont Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca nous disent qu’il est « celui qui fait état du sacrifice que l’on est disposé à subir pour obtenir un certain résultat » (2) À titre d’exemple, ils citent Pascal lorsque celui-ci affirme : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. » (3). Et si les témoins eux-mêmes étaient prêts à se laisser égorger pour des préférences ?

L’attitude la plus propice à démasquer l’erreur consiste donc à rechercher en soi ce qui nous y induit, donc à s’exercer à la méfiance vis-à-vis de nos préférences et de tout ce qui les forge. Alors, et alors seulement, il nous revient d’entretenir la même méfiance à l’égard d’autrui. Cela suppose une forme particulière de solitude en ce qu’il importe de renoncer aux adhésions, aux appartenances, aux ralliements. La lucidité avec laquelle Hannah Arendt a analysé le cas Eichmann doit beaucoup à la manière radicale dont elle s’est gardée de toute affiliation, ce qui lui a permis d’entrevoir des motifs de comportement qui échappaient nécessairement à ceux qui ne pouvaient se distraire d’un jugement global et définitif dans lequel le cas était irrémédiablement englobé. Voici un extrait d’une lettre qu’elle a adressée le 24 juillet 1963 à Gershom Scholem et qui illustre fort bien cet effort de se déprendre des adhésions et les difficultés que cet effort doit surmonter :
« Je commencerai […] par ce que vous appelez l’“amour du peuple juif” ou Ahavat Israel (entre parenthèses, je vous serais très reconnaissante de bien vouloir me dire depuis quand ce concept a joué un rôle dans le judaïsme, quand il a été utilisé pour la première fois dans la langue et la littérature hébraïque, etc.). Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun “amour” de ce genre, et cela pour deux raisons : je n’ai jamais ni “aimé” aucun peuple, aucune collectivité - ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime “uniquement” mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je croie est l’amour des personnes. En second lieu, cet “amour des Juifs” me paraîtrait, comme je suis juive moi-même plutôt suspect. Je ne peux pas m’aimer moi-même, aimer ce que je sais être une partie, un fragment de ma propre personne. » (4)

Je m’en voudrais de laisser croire que la posture ainsi décrite offre un accès à la lucidité. C’en est peut-être une condition nécessaire, nullement une condition suffisante. Et remarquer qu’elle n’est pas accessible à tout le monde ne revient pas à désigner une élite qui disposerait ainsi d’une clairvoyance exclusive, mais au contraire à faire la part de ce à quoi la recherche doit renoncer, comme par exemple à cette capacité à agir qui est le monopole de ceux qui jugent vite, préfèrent fort et prescrivent sans hésitation. Ce dont se séparent ceux qui cherchent activement à démêler le vrai du faux, c’est de ceux qui veulent activement participer à modifier le cours des choses ; et ceux-ci ne sont pas moins dignes de considération que ceux-là. Il convient seulement qu’aucun n’ambitionne trop de jouer le rôle de l’autre, même si le contexte social les porte tous à prétendre plus ou moins s’y livrer.

Venons-en au livre de Jean-Pierre Castel.

Une question en est le sujet et en constitue le titre : la guerre de religion et la police de la pensée seraient-elles des inventions que l’on doit au monothéisme ? Comprenons bien qu’il ne s’agit donc pas de s’interroger sur ce qui mériterait d’être appelé une guerre de religion (même si la définition de celle-ci en constituera un passage obligé), et moins encore sur ce qu’il convient d’appeler police de la pensée. Autrement dit, le livre n’ambitionne pas d’étudier des phénomènes dont il serait opportun d’évaluer notamment s’ils sont à mettre en rapport avec certaines formes de croyance, telles que par exemple celles qu’on appelle monothéistes. La thèse précède la recherche : une seule relation est à caractériser, celle qui existe nécessairement entre le monothéisme et une forme de foi à laquelle on doit des violences extraordinaires et des contraintes de pensée non moins exceptionnelles. Le but du livre n’est pas d’inviter à réfléchir ; il est de convaincre.

Il est donc assez légitime de s’interroger sur l’objectif que poursuit l’auteur. D’ailleurs, en quatrième de couverture, un autre livre est annoncé, lequel « suggérera une voie de solution ». Le diagnostic - aussi contesté qu’il soit - est donc à ce point certain qu’il importe de lui appliquer un remède. Ce qui trahit davantage une volonté de convaincre que de chercher. Dans le fond, le titre du livre - par la question qu’il pose - contient déjà toute l’univocité du propos et annonce que seront impitoyablement combattues toutes les nuances que certains pourraient formuler à propos des déterminations que Jean-Pierre Castel juge décisives dans l’explication de l’histoire mondiale et pluriséculaire.

Il serait assez vain - je crois - d’analyser les arguments que le livre contient. Tous, on n’ose y penser ; les plus importants - lesquels sont-ils ? - découragent toute contradiction, tant ils sont présentés comme péremptoires. Trois remarques me sont venues à l’esprit au fil du livre.

La première concerne un usage débridé de la citation. Capter la parole d’un auteur - de préférence connu et reconnu - pour s’en faire un allié, sans considération pour ce que son œuvre pourrait contenir de nuances, voire de contradictions, à l’égard de l’interprétation propice d’un propos, voilà un travers très répandu et que je ne me lasserai pourtant jamais de dénoncer. Épingler les auteurs selon qu’ils sont des amis ou des ennemis (entendez de la thèse défendue) est un procédé hérité des idéologues tant et si justement décriés. Je n’en citerai aucun exemple, car leur dénombrement serait accablant.

La deuxième remarque porte sur le caractère essentiellement déductif de l’argumentation utilisée. Et ici, je me permettrai de citer un paragraphe qui me semble assez bien révéler la nature de bien d’autres :
« La tâche première de toute société, car elle conditionne sa possibilité de survie, consiste à s’outiller pour gérer les conflits. Il s’agit de développer un système de valeurs et de procédures ad hoc, comprenant en particulier une codification des fautes, leur reconnaissance, leur jugement, leur sanction, leur réparation, leur prévention. Les sociétés humaines ont élaborés à cette fin des solutions extrêmement diverses, organisées notamment autour des notions de honte - par rapport à ce que l’on est -, de culpabilité - par rapport à ce que l’on fait -, de responsabilité - par rapport aux conséquences de ses actes. » (p. 158)
Cette façon d’ériger en principe une nécessité face à laquelle toute société aurait rationnellement construit un système dans lequel va s’insérer la thèse à démontrer heurte une foule de constats que l’on doit à l’anthropologie et qui rendent autrement modeste quant aux rapports qui ont pu exister et qui existent encore entre les croyances et la construction des institutions. Il est pour le moins paradoxal de découvrir ainsi - au sein même du projet visant notamment à discréditer la pensée scolastique - une forme de raisonnement qui ressemble tant à ce que Montaigne dénonçait chez Aristote :
« Il est bien aisé sur des fondemens avouez, de bastir ce qu’on veut ; car selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule-veue : Car nos maistres præoccupent et gaignent avant main, autant de lieu en nostre creance, qu’il leur en faut pour conclurre après ce qu’ils veulent ; à la mode des Geometriciens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leur prestons, leur donnant de quoi nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est notre maistre et notre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nues. » (5)
Je n’ose croire - bien sûr - que la pensée de Montaigne serait jugée impertinente du seul fait qu’il n’a pas pris position contre le monothéisme.

Quant à ma troisième remarque (qui ne clôt évidemment pas la liste des réactions auxquelles m’a conduit la lecture du livre), elle porte sur l’omniprésence d’une forme assez radicale d’intransigeance, propre à la militance. Les contre-exemples et les objections ne sont évoqués que lorsqu’ils sont aisément contredits et aucune hypothèse - aussi sérieusement construite soit-elle - n’a droit de citer dès lors qu’elle pourrait affaiblir de quelque façon que ce soit la thèse de l’auteur. Ce ne serait que moyennement désolant si celui-ci ne se donnait l’allure d’un homme guidé par la sagesse, la raison et la rigueur et préoccupé de combattre l’obscurantisme et la violence qu’il engendre.

J’aurais aimé ne pas devoir le dire : je ne suis pas convaincu qu’il soit erroné d’affirmer que le monothéisme est à l’origine d’une forme particulière de violence, ni qu’il a constitué une importante occasion de contraindre la pensée. Mais je ne suis pas davantage convaincu qu’il soit faux de considérer la violence et la guerre comme des phénomènes comportementaux qui puisent leurs prétextes dans des aspects très variés de la vie sociale, pas plus que de regarder l’indépendance d’esprit comme une possibilité rarement offerte à l’homme dès lors que l’entrave une multitude de facteurs parmi lesquels la croyance religieuse n’est qu’un exemple. C’est que l’histoire des croyances obéit à des causes à ce point multiples qu’elles induisent autant de contradiction que de cohérence. Que le message chrétien de miséricorde ait conduit à des massacres cyniques ou que les guerres de religion aient engendré une conception nouvelle de la tolérance, voilà qui incite à la circonspection. Face à tout cela, il y a sans doute bien davantage de questions à résoudre que de réponses à défendre.

Les dernières décennies ont vu reculer un certain respect à l’égard de la méthode scientifique. Se parent dorénavant du nom de scientifiques des discours qui doivent peu au souci tenace de démêler le vrai du faux. Bien mieux, le simple respect des faits, tels qu’une analyse précise des conditions de leur connaissance peut les isoler, est trop souvent battu en brèche et remplacé par l’affirmation tranchante d’une réalité seyante (6). Et lorsque le goût du rationnel demeure, il est volontiers assorti d’une forme de certitude qui ressemble étrangement à la ferme conviction qu’enfantent la révélation et les dogmes.

Lorsqu’on ne partage pas une croyance, lorsqu’on la trouve non fondée, il est bien évidemment légitime de ne pas lui manifester le respect qu’impose la réalité qu’on juge confirmée. Mais il ne convient pas davantage de prêter à ceux qui y adhèrent un manque de lucidité qui déborderait de l’opinion ainsi circonscrite pour s’étendre à tout jugement moral ou factuel dont ils s’estiment capables. Qu’une croyance ou même un certain type de croyances pousse - ne serait-ce qu’inconsciemment - à des violences spécifiques, voilà une opinion qui mérite une recherche autrement étayée qu’un simple plaidoyer, d’autant que son affirmation tonitruante ne peut elle-même qu’exacerber les oppositions, quelquefois jusqu’à la violence.

Bien des choses dites par Jean-Pierre Castel sont vraisemblables, intéressantes et propices à la réflexion. C’est la forme démonstrative de ce propos qui - selon moi - en fait la faiblesse.

(1) Jean-Pierre Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ?, L'Harmattan, 2016. Cf. commentaires figurant au bas de ma note du 23 octobre 2016.
(2) Chaïm Perelman et Lucie Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, 5e éd., 1988, p. 334.
(3) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma (fr. 822) , Seuil, 1962, p. 324. Il serait hautement intéressant de se pencher sur le poids des préférences de Pascal sur les preuves qu’il prétend apporter à propos de Moïse, de Jésus-Christ et de bien d’autres choses liées à la foi chrétienne, alors même qu’il a montré une telle lucidité au sujet de la misère à laquelle l’homme est confronté.
(4) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard, Quarto, 2002, p. 1354. Je n’évoque pas le cas d’Hannah Arendt par hasard, mais bien parce que Jean-Pierre Castel l’esquinte copieusement (cf. pp. 187-191), sans aucunement faire la part de ce qui est serait digne d’intérêt ou de ce qui lui semblerait contestable dans une œuvre par ailleurs si dense et si riche. Le seul fait qu’une opinion qu’elle défend puisse éventuellement fragiliser la thèse de Castel lui vaut d’être blâmée sans le moindre ménagement, ainsi que l’ont souvent fait - effectivement - les inquisiteurs qu’il dénonce.
(5) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 571.
(6) On va jusqu’à parler à présent de faits alternatifs ou de post-réalité !

11 commentaires:

  1. Merci pour cette note de lecture très élaborée, et très intéressante pour l’auteur que j’ai tenté d’être. Tout ce qui est dit me paraît recevable, sinon absolument vrai. Je suis reconnaissant d’une critique qui devrait m’être utile.
    Le principal reproche qui m’est fait est de poser une thèse et de la défendre, de chercher à convaincre plus qu’à inviter à la réflexion. Une telle attitude est effectivement contraire à la doxa qui prévaut en histoire, qui veut que l’historien aborde les faits sans a priori. Cette doxa me paraît néanmoins une vue de l’esprit. L’esprit vierge, la « tabula rasa », n’est qu’une fiction philosophique. Aucune description, aucune expérience n’est vierge de théorie. Si le chercheur abordait les choses sans idée préconçue, comment pourrait-il dans l'incroyable complexité de tout ce que fournit l'expérience isoler des faits bruts assez simples pour qu'apparaisse la loi à laquelle ils obéissent ? C’est l’idée préconçue, l’hypothèse ou le corps d’hypothèses, en un mot la théorie, qui rend possible l’observation. Ce ne sont pas les progrès de la paléontologie qui ont donné naissance à la théorie de l’évolution, c’est au contraire l’hypothèse évolutionniste qui a provoqué l’essor de la paléontologie. En histoire comme en science, c’est la théorie qui détermine l’expérience.
    Il m’est également reproché de manquer de nuance, de ne choisir que des arguments faciles à réfuter. D’une part je serais reconnaissant à quiconque voudrait bien produire un argument factuel de nature à réfuter ma thèse. D’autre part, j’ai éclaté mon manuscrit initial, trop volumineux, en trois essais, centrés le premier, celui critiqué ici, sur les faits, le constat, le second sur les mobiles et les éventuelles solutions, autrement dit le diagnostic et les remèdes, le troisième sur le débat : c’est dans ce dernier essai que je recense et développe les contre-arguments que j’ai pu rencontrer, et propose ma réponse.
    Quant au reproche de « ne pas m’interroger sur ce qui mériterait d’être appelé une guerre de religion, et moins encore sur ce qu’il convient d’appeler police de la pensée », il me paraît à la fois injuste et infondé. Injuste car au contraire je m’efforce de caractériser les notions de guerre de religion et de police de la pensée. Infondé car le thème de mon livre n’est pas une analyse historienne des guerres de religions : pour cela, je renvoie àdeux défenseurs des positions extrêmes opposées sur le sujet, le théologien W Cavanaugh, qui prétend que nos guerres dites de religion n’étaient en fait que politiques, et l’historien Denis Crouzet qui dénonce le caractère révisionniste de cette thèse.
    Sur le fond, il s’agit bien d’une recherche, la recherche de remèdes à la violence monothéiste. Le but du livre n’est pas tant de convaincre que d’inviter à réfléchir aux moyens d’en sortir. Mais pour chercher à guérir, encore faut-il reconnaître sa maladie. Il fallait bien un point de départ : je suis parti des faits de violence, en épargnant au lecteur un cours de philosophie sur « qu’est(ce qu’un fait, qu’est-ce qu’une violence ? ».
    Je suis à la fois reconnaissant pour cette critique de forme, et frustré par le manque de critique de fond.
    Le manque de critique de fond : vous me critiquez de défendre ma thèse ( !), de ne choisir que des arguments faciles à réfuter, sans pour autant produire le moindre argument concret susceptible de l’invalider. Quant à la critique selon laquelle la violence serait humaine, obéirait toujours à un écheveau de motivations qu’il serait vain de prétendre démêler, elle relève d’une sorte de fatalisme, de résignation, d’esquive utilisée d’ailleurs par tous les défenseurs du monothéisme, par tous ceux qui contestent la violence monothéiste.
    Sur la forme, j’ai effectivement délibérément opté pour la forme exposé de la thèse/argumentation/conclusion. Déformation professionnelle sans doute (j’ai été dirigeant et consultant) ? En tout cas j’imagine mal quelle autre forme j’aurais pu prendre.
    Suit dans commentaire suivant

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  2. Suite du commentaire précédent
    En conclusion, je vous remercie pour cette critique de qualité, et aurais deux demandes complémentaires :
    - Une de fond : produire des arguments susceptibles de réfuter la thèse, plus sérieux que le « toute croyance est susceptible de dégénérer en violence »,
    - Une de forme : j’aimerais réécrire tout cela sous une autre forme, en m’interdisant les recours aux citations, et invitant plus à réfléchir qu’à convaincre. Comment devrais-je m’y prendre ? Quelle structure autre que thèse/argumentation/conclusion ? Je suis demandeur de conseils pratiques.

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    1. Vous n’avez pas tort : l’esprit vierge est une fiction inaccessible. Et, par conséquent, la recherche en histoire sera toujours contaminée par des prémices issues d’un contexte étranger aux faits historiques approchés. Me reviennent les propos de Gélis dans Le crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France : « […] qu’est-ce que l'histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu'est-ce qu'un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dites-vous, c'est un fait notable. Or, comment l'historien juge-t-il qu'un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin ! car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature en faits historiques et en faits non historiques. D'ailleurs un fait est quelque chose d'extrêmement complexe. L'historien représentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent. Quant au rapport des faits entre eux, n'en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et, comme tels, inconnus, le moyen , pour l'historien, je vous prie, de marquer la relation de ces faits entre eux ? Et je suppose dans tout ce que je dis là, monsieur Bonnard, que l'historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu'en réalité il n'accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L'histoire n'est pas une science, c'est un art et on n'y réussit que par l’imagination. » (Calmann-Lévy, nd, pp. 415-416.) Cela dit, il serait déraisonnable de s’autoriser de l’impossibilité d’atteindre l’objectivité absolue pour s’abandonner à la subjectivité la plus débridée ; l’effort fait pour combattre continûment les biais que notre subjectivité nous suggère s’approche, je crois, d’une méthode que l’on peut qualifier de scientifique, une méthode dont on n’est jamais quitte.
      Ce que vous avez dit de la science historique montre combien il serait présomptueux d’avancer des faits dont on tirerait une conclusion contraire à la vôtre ; combien de faits, de quelle nature, de quelle époque, de quelle valeur ? Je n’ai pas fait ma religion sur la question et je doute qu’il soit possible de la faire autrement que par préférence. Je me contente par conséquent d’arguments propres à distiller le doute.
      Quant à la forme que vous devriez adopter pour défendre votre point de vue, je laisse les communicants prétendre en connaître les secrets. Dire ses hésitations, ses choix, ses difficultés, ses incompréhensions me semble souvent opportun, mais cela rend facilement le propos ennuyeux. Ce n’est donc guère une voie que choisira celui qui veut convaincre.
      Merci pour votre commentaire.

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  3. Je vois que vous ne rechinez pas non plus à utiliser des citations !

    Si je peux vous livrer un modeste témoignage : Je suis en train d’essayer dialoguer avec un dominicain de bonne volonté. Dialogue difficile comme en atteste l’exemple suivant. Comme exemple de violence monothéiste, je lui donne la lettre de Saint François Xavier :
    « Dès que j'arrivais dans un village, une fois que tous aient été baptisés, j'ordonnais que tous les temples et les faux dieux soient détruits, et que toutes les idoles soient réduites en morceaux. Je ne peux vous donner une idée de la joie que la mise à exécution me procurait » (Francis, Letter to the Society at Rome, from Cochin, January 27th, 1545).
    Commentaire de mon dominicain : « Pourquoi ne pas recevoir le témoignage de Saint François Xavier comme une libération ? Si la conversion (au sens chrétien du terme) est une libération de l’esprit et du cœur et l’entrée dans une communauté fraternelle, pourquoi ne détruirait-elle les de son ancienne servitude ? Lorsque le pouvoir soviétique s’est effondré, les peuples soumis ont détruit avec allégresse les statues de Staline… »
    J’ai eu beau lui souligner que c’était Saint François Xavier qui donnait l’ordre, et non une destruction spontanée par les villageois eux-mêmes, et que la même année Saint François Xavier demandait l’installation de l’Inquisition à Goa, sans doute pour mieux « libérer » les Indiens.
    Sa réponse : « je ne pense pas que la phrase citée isolément soit pertinente dans notre débat. J'avoue ne pas avoir les moyens d'aller' au fond de la question Je ne sais pas quelle était la situation exacte de la population dont il s'agit. La situation en Chine était loin d'être paradisiaque... il y avait des oppressions et des massacres terribles pour inféoder les populations marginales aux yeux du gouvernement... Il est sans doute vrai que le message apporté de l'étranger ait été une libération et une espérance pour ces populations et qu'il était bon d'effacer les symboles de leur oppressions politique et religieuse (c'est tout un en l'occurrence). Par ailleurs ce que je dis de la théologie de la mission des jésuites va à l'encontre de l'interprétation que vous donnez de la phrase isolée. Comme je ne suis pas connaisseur je suis sur la réserve. »

    Et je pense que mon interlocuteur est sincère…

    Du rapport à la réalité...

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    1. Oui, votre interlocuteur est probablement sincère. Du moins est-il préférable de le supposer. Oui, les monothéistes n’imaginent pas que leur dieu puisse laisser quelque place que ce soit à d’autres. Oui, bien des évangélisateurs ont exigé ou imposé - parfois de façon très violente - la destruction de ce qu’ils considéraient comme des idoles, et souvent de ceux qui les adoraient. Mais cela ne donne probablement pas pour autant à ces violences une propriété spécifique qui les rendrait beaucoup plus redoutables que la violence commune. Le terrorisme islamiste ne constitue sans doute pas la conséquence logique de la foi en l’islam que ses adeptes prétendent représenter.
      Face à l’exemple de François Xavier et des propos que vous citez, certains militants monothéistes rétorqueraient peut-être que, trente-cinq ans après sa mort, a commencé au Japon une féroce persécution des chrétiens à l’instigation de chefs militaires, mais aussi de bouddhistes zen. Que prouvent donc exemples et contre-exemples dès lors que la violence et ses formes les plus abjectes sont à ce point universelles et immuables qu’il vaut sans doute mieux s’abstenir d’en désigner trop vite les fauteurs génériques ?

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    2. "Mais cela ne donne probablement pas pour autant à ces violences une propriété spécifique qui les rendrait beaucoup plus redoutables que la violence commune" dites-vous. Encore une fois, ce ne sont pas les "propriétés" de ces violences qui sont spécifiques, mais leur mobile, un mobile inédit avant l'émergence de ces religions, donc un mobile qui n'appartient pas à la nature immémoriale, anthropologique de l'homme, mais une création culturelle, donc possiblement réversible.
      Sur les persécutions des chrétiens par les romains, les japonais ou d'autres, permettez moi de citer Paul Ricoeur :"l'intolérable, c'est l'intolérance".
      Enfin sur le terrorisme islamiste, votre expression "conséquence logique" est "misleading". Certes tous les croyants monothéistes ne sont pas violents : il n'y a pas de relation de causalité mécanique, univoque. De même, vous conviendrez que la cigarette favorise le cancer du poumon, mais que tous les fumeurs n'en meurent pas. En déduisez-vous qu'il est inutile de combattre le tabac ? Le facteur de violence commun à St François Xavier et aux islamistes (aux leaders islamistes, pas nécessairement à leurs mercenaires), c'est l'exclusivisme de leur religion.

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    3. Il m’intéresserait beaucoup de savoir dans quelle mesure la culture serait réversible. Pensez-vous que les croyances - dans leur réalité sociale - puissent ainsi obéir à des choix conscients ?
      Ricœur, un philosophe protestant, a parlé de l’intolérable lors de journées d’études organisées à l’occasion du deux-centième anniversaire de l’Édit de Versailles du 7 novembre 1787. Est-il seyant d’y voir un reproche spécialement adressé à l’intolérance monothéiste ?
      Quant à votre comparaison entre le monothéisme et le tabac, est-elle moins misleading que mon propos sur le terrorisme islamique, il y a peut-être de quoi en douter.
      L’un comme l’autre, nous commençons à nous répéter, sans beaucoup faire notre profit des arguments de l’autre.
      Réfléchissons-y.


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  4. La culture est-elle réversible ? Question étrange ! A votre avis, qu’est-ce qui a mis fin à nos guerres de religions ? L‘opération du Saint Esprit, le hasard, ou certaines initiatives de la société civile ont-elles pu y contribuer ?
    L’histoire ne se répète pas, mais elle évolue, et la culture avec, de façon d’ailleurs souvent non linéaire, y compris avec des retours en arrière.
    Quelques exemples :
    - L’intérêt pour la démarche scientifique telle qu’initiée par les Grecs : elle disparaît avec les Romains puis avec les débuts du christianisme, pour resurgir au XIIème siècle, sous l’action de facteurs multiples, au rang desquels l’urbanisation, mais aussi entre autres la Réforme grégorienne
    - La curiosité : exaltée par les Grecs, condamnée par l’Eglise (orgueil, concupiscence, libido sciendi), restaurée à la Renaissance,
    - La « non contrainte en religion » : la règle dans l’Antiquité, condamnée de Justinien au Syllabus, restaurée à Vatican II (après Voltaire, etc.)
    Ricoeur : l’intolérable c’est l’intolérance est la conclusion de son Tolérance, intolérance, intolérable, In Lectures. Tome I : Autour du politique, Seuil, 1999. Le coeur de son texte est la thèse, pour moi mensongère, de l’origine chrétienne de la tolérance (de façon bien étrange il n’y évoque ni l’Ancien Testament, ni le dieu jaloux, ni la condamnation de l’idolâtrie : péché par omission ?). Mais j’adhère à sa conclusion, « l’intolérablec’est l’intolérance », qui me paraît avoir une portée générale.
    Quant à chercher ce que nous pourrions faire pour éviter de tourner en rond, ne faudrait-il pas commencer par arrêter de jeter systématiquement un doute non argumenté sur les arguments de l’autre ? En quoi par exemple ma comparaison avec le tabac est-elle « misleading » ? La violence chrétienne comme le cancer du poumon sont des phénomènes évidemment multifactoriels, et chaque manifestation de violence chrétienne comme chaque cancer du poumon est évidemment un évènement singulier, dépendant d’un contexte singulier. Est-ce une raison pour ne pas y chercher des facteurs récurrents ? Un tel scepticisme généralisé et systématique ne condamne-t-il pas toute science, voire toute philosophie ? Ne relève-t-il pas d’une paresse de l’esprit ? L’inverse, le symétrique de la théorie du complot ?

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    1. J’hésite à répliquer encore, car notre débat est en train de perdre toute valeur heuristique. Nous semblons l’un comme l’autre si certains - vous de croire, moi de douter - que les arguments ressemblent de plus en plus à des arguties. J’en porte une part de responsabilité, j’en conviens volontiers, même si les débats - comme l’histoire et les croyances des hommes - vont souvent là où on ne s’attend pas à les mener. Je réfléchirai encore à votre façon de penser - croyez-le bien - en ne lui interdisant pas d’ébranler mes propres conceptions.
      Merci pour vos commentaires.

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  5. J'ai été un peu brutal...mais sincère, comme vous m'y aviez invité ! Si vous me disiez en quoi mes arguments ressemblent à des arguties, vous m'aideriez.
    Puis-je vous demander de vous prêter à un exercice : lisez le texte de Ricoeur (je vous l'emploie par mail si nécessaire) et dites-moi si vous partagez mon sentiment.

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    1. Brutal, non ; sincère sûrement.
      Les arguties - autant de mon côté que du vôtre - apparaissent lorsque les raisonnements tenus n’ont plus guère qu’un rapport lointain avec la chose qu’ils prétendent démontrer. C’est sans gravité, si ce n’est qu’il faut peut-être interrompre l’échange pour qu’il puisse éventuellement reprendre plus tard sur des bases renouvelées.
      Ok : envoyez-moi le texte de Ricœur. Il diffère sans doute de celui de 1987 que j’ai cité. Cela m’intéressera de le lire.

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