jeudi 30 mars 2017

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

La pensée sauvage
de Claude Lévi-Strauss


Pourquoi relire La pensée sauvage (1) ?

J’ignore ce qu’il peut y avoir de nostalgie dans cette envie - vite satisfaite -, une nostalgie mieux faite pour réactiver des convictions parées du charme de ma jeunesse que pour obéir à un choix raisonné. Reste que je crois savoir ce qui m’a très précisément conduit vers cette relecture, sans pour autant être en mesure d’écarter l’hypothèse d’une nostalgie rusée qui aurait habillé ses déterminations de motifs apparemment plus réfléchis. Ce sont néanmoins ces motifs que je vais me permettre d’exposer, car j’aimerais que quelqu’un - qui sait ? - m’explique ce qu’ils pourraient avoir de fallacieux.

Il y a principalement deux traits des temps présents que je déplore et dont j’ai longtemps cru nombre d’intellectuels préservés : une conception culturocentrée des facultés humaines, d’une part ; une certaine philosophie du sujet, d’autre part. Or, il s’agit là de thèmes sur lesquels Lévi-Strauss a fourni dans La pensée sauvage une des versions les plus désillusionnées, une version aujourd’hui très oubliée, y compris par nombre de ceux qui parlent de ce livre sans y voir tout ce qu’il contient. Que ce que je dis là mérite d’être expliqué, je n’en doute pas un instant.

Voici.

Avant tout, il importe que je précise ce que j’entends par une version désillusionnée. Il serait assez logique que l’on s’étonne du sort que la langue a réservé à des mots tels que désillusionné, désabusé ou désenchanté. Dans un texte de jeunesse où il évoque les sympathies, Baudelaire écrivait : « Les vraies sympathies sont excellentes, car elles sont : deux en un - les fausses sont détestables, car elles ne font qu'un, moins l'indifférence primitive, qui vaut mieux que la haine, suite nécessaire de la duperie et du désillusionnement. » (2) Ce lien établit entre la haine et le désillusionnement, et l’identité d’effet avec la duperie prêtée à celui-ci, témoignent assez bien de la péjoration que le mot subit, dès lors qu’il sert à marquer des sentiments regrettables, telle la haine, mais aussi plus communément le désespoir, l’abattement, le découragement et la tristesse. Il n’est pas question ici de nier que l’illusion et l’enchantement peuvent soutenir et fortifier l’envie de vivre et d’entreprendre. Il s’agit plutôt de s’interroger sur la possibilité - à tout le moins pour qui cultive des ambitions intellectuelles - de regarder le désillusionnement, le désabusement et le désenchantement comme des opportunités de se libérer d’erreurs, des opportunités qui ouvrent à l’acceptation des choses d’une façon qui - à l’inverse de la connotation habituelle dont ces mots sont chargés - apaise, détend et même rassure l’esprit. (3)

Derrière toutes les recherches menées par Lévi-Strauss, il y a une question qui a sans cesse agi tel un aiguillon : comment fonctionne le cerveau humain ? Il ne s’agissait pas pour lui de s’interroger sur les fondements biologiques, physiologiques ou neurologiques de l’activité cérébrale, mais bien plutôt de tenter d’élucider de quelle manière, par cette activité, le monde, les autres et soi-même sont découverts, conçus, appréhendés, compris par l’homme. Et l’opportunité qu’offrait l’ethnologie pour étudier des comportements socialement très différents de ceux d’une société qui lui avait valu cette interrogation ne pouvait qu’en accroître encore l’exigence. C’est en grande partie à cette préoccupation que tente de répondre La pensée sauvage.

Évidemment, ce livre ne se réduit pas à cela. Et il regorge d’informations et d’interprétations de mythes, de formes d’organisation et d’usages qui explicite de quoi ils témoignent, notamment en poursuivant les réflexions entamées dans Le totémisme aujourd’hui (4) Je me propose de m’en tenir ici à ce qui peut le mieux rendre compte de la manière dont Lévi-Strauss conçoit la culture en tant qu’expression des mêmes facultés humaines et le sujet en tant qu’entrave à un désenchantement nécessaire.

J’en reviens d’abord à ce que j’ai appelé ailleurs sa logique binaire. Je cite :
« Comme on vient de le voir [dans le chapitre précédent ; N.D.R.], les logiques pratico-théoriques qui régissent la vie et la pensée des sociétés appelées primitives sont mues par l’exigence d’écarts différentiels. Cette exigence, déjà manifeste dans les mythes fondateurs des institutions totémiques (Le totémisme aujourd’hui, pp. 27-28 et 36-37), apparaît aussi sur le plan de l’activité technique, avide de résultats marqués au sceau de la permanence et de la discontinuité. Or, ce qui importe aussi bien sur le plan spéculatif que sur le plan pratique, c’est l’évidence des écarts, beaucoup plus que leur contenu ; ils forment, dès qu’ils existent, un système utilisable à la manière d’une grille qu’on applique, pour le déchiffrer, sur un texte auquel son inintelligibilité première donne l’apparence d’un flux indistinct, et dans lequel la grille permet d’introduire des coupures et des contrastes, c’est-à-dire les conditions formelles d’un message signifiant. L’exemple théorique que nous avons discuté au chapitre précédent [les classifications totémiques ; N.D.R.] montre comment un système quelconque d’écarts différentiels - dès lors qu’il offre le caractère de système - permet d’organiser une matière sociologique travaillée par l’évolution historique et démographique, et qui consiste donc en une série théoriquement illimitée de contenus différents.
Le principe logique est de toujours
pouvoir opposer des termes, qu’un appauvrissement préalable de la totalité empirique permet de concevoir comme distincts. Comment opposer est, par rapport à cette exigence première, une question importante, mais dont la considération vient après. Autrement dit, les systèmes de dénomination et de classement, communément appelés totémiques, tirent leur valeur opératoire de leur caractère formel : ce sont des codes, aptes à véhiculer des messages transposables dans les termes d’autres codes, et à exprimer dans leur système propre les messages reçus par le canal de codes différents. L’erreur des ethnologues classiques a été de vouloir réifier cette forme, de la lier à un contenu déterminé, alors qu’elle se présente à l’observateur comme une méthode pour assimiler toute espèce de contenu. Loin d’être une institution autonome, définissable par des caractères intrinsèques, le totémisme ou prétendu tel correspond à certaines modalités arbitrairement isolées d’un système formel, dont la fonction est de garantir la convertibilité idéale des différents niveaux de la réalité sociale. » (pp. 100-101)

En admettant que les analyses ethnologiques qui y conduisent se révèlent fondées, les principes à partir desquels la réalité est conçue mettent ainsi en évidence une intelligence des choses qui, quelle que soit l’époque et quel que soit le lieu, fonctionne de manière semblable. Et il serait hasardeux d’exciper des progrès techniques que l’on doit à la science de l’époque moderne pour prétendre que ceux-là qui les ont inventés disposaient de facultés perceptives et cognitives différentes, voire supérieures à celles de temps ou de territoires éloignés.
« C’est au néolithique que se confirme la maîtrise, par l’homme, des grands arts de la civilisation : poterie, tissage, agriculture, et domestication des animaux. Nul, aujourd’hui, ne songerait plus à expliquer ces immenses conquêtes par l’accumulation fortuite d’une série de trouvailles faites au hasard, ou révélées par le spectacle passivement enregistré de certains phénomènes naturels (*1)
Chacune de ces techniques suppose des siècles d’observation active et méthodique, des hypothèses hardies et contrôlées, pour les rejeter ou pour les avérer au moyen d’expériences inlassablement répétées.
 » (p. 22)
Et Lévi-Strauss de préciser :
« L’homme du néolithique ou de la proto-histoire est donc l’héritier d’une longue tradition scientifique ; pourtant, si l’esprit qui l’inspirait ainsi que tous ses devanciers, avait été exactement le même que celui des modernes, comment pourrions-nous comprendre qu’il se soit arrêté, et que plusieurs millénaires de stagnation s’intercalent, comme un palier, entre la révolution néolithique et la science contemporaine ? Le paradoxe n’admet qu’une solution : c’est qu’il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l’esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ; comme si les rapports nécessaires, qui font l’objet de toute science - qu’elle soit néolithique ou moderne - pouvaient être atteints par deux voies différentes, l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée.
Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel.
 » (p. 24)

Il n’y aurait donc aucune différence entre les capacités perceptives et cognitives des hommes d’aujourd’hui et des hommes du passé, pas davantage qu’entre les hommes d’ici et les hommes d’ailleurs. Des situations différentes et des savoirs accumulés différents fournissent aux efforts faits avec le même discernement des résultats différents. On en a très souvent conclu que le racisme avait ainsi trouvé une réponse scientifique qui en ruine les fondements. Et c’est là que je voudrais en suggérer une lecture un peu différente.

On peut se réjouir des facultés humaines, leur trouver de la grandeur - pour utiliser un terme pascalien -, exalter l’intelligence humaine et y voir - pourquoi pas ? - le signe d’une élection divine, voire d’une identité divine. Et se réjouir en outre que cela touche toute l’humanité, passée comme contemporaine, sans aucune distinction en cette occasion superfétatoire. Face à cette fierté mal placée, il me semble utile de pousser plus loin le désenchantement. Car il convient de tenter de mesurer les facultés humaines, même en l’absence de points de comparaison, d’une façon qui n’en fasse pas un absolu, c’est-à-dire d’une façon qui n’exclut pas d’y inclure ses limites. Cette nécessité pour la pensée humaine de distinguer, classer, ordonner - ce à quoi Lévi-Strauss, comme n’importe qui, est forcé de recourir (par exemple lorsqu’il imagine « deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique ») -, cette nécessité permet de comprendre ce qui resterait incompris sans elle, mais elle fausse aussi continûment ce qui est assimilé au réel, dans les représentations et les croyances les plus communes, de même que dans les théories les plus étayées et dont une révision permanente fournit un gage de scientificité. Évoquant le rituel dans son sens le plus général - celui qui va de la prescription religieuse la plus stricte aux habitudes sociales les plus relâchées -, Lévi-Strauss écrit ceci :
« Les raffinements du rituel, qui peuvent paraître oiseux quand on les examine superficiellement et du dehors, s’expliquent par le souci de ce qu’on pourrait appeler une “micro-péréquation” : ne laisser échapper aucun être, aucun objet ou aspect, afin de lui assigner une place au sein d’une classe. » (p. 17)
On voit ainsi que les classements et les classifications hiérarchisées - par quoi la pensée ne peut se priver de passer - sont à la source du sens, aussi bien lorsque celui-ci éclaire sur la réalité que lorsqu’il l’obscurcit. Et se nichent ainsi dans les oppositions créées aussi bien le faux que le vrai. Il ne faut guère beaucoup chercher pour identifier au sein même de notre monde contemporain la perpétuation de ces principes premiers ; poser un jugement, prendre parti, énoncer une opinion, suggérer une action, tout cela reste avant tout une manière de ranger un objet, un sentiment, un concept au sein d’une taxinomie appréhendée le plus souvent comme allant de soi, ou encore de contester la taxinomie commune pour en proposer une nouvelle censée plus apte à rendre compte des oppositions prétendues réelles.

On peut aisément regarder cette façon d’élucider cette sorte de dénominateur commun des facultés humaines comme une mise à mal de toutes les doctrines arguant d’une quelconque supériorité des uns sur les autres, des blancs sur les noirs, des modernes sur les primitifs, des proches sur les lointains, des semblables sur les différents. Mais on peut aussi y trouver quelque chose de plus fondamental, à savoir - pour le dire d’un mot - la nécessité pour qui s’efforce d’intellectualiser la recherche du vrai de s’armer de sa culture pour s’en défaire et même se battre contre elle. Car l’obstacle le plus coriace aux classements les plus pertinents, cela reste les classements les moins fondés qui se tapissent en nous de par notre appartenance culturelle. Et pour démêler le vrai du faux, il faut dénicher ce qui parle en nous à notre insu et qui ne sont que ces classements incorporés qui enragent de donner - à quelque prix que ce soit - du sens à ce qui n’en a peut-être pas. Cette démarche condamne à adopter au sein de sa propre culture une position de renégat, non pas d’une manière ostentatoire bien sûr, mais au contraire de façon discrète, ce qui la rend sans doute encore plus malaisée à vivre. On fait grand cas de cette phrase de Lévy-Strauss qui clôt L’origine des manières de table :
« En ce siècle où l’homme s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion. » (5)
Il me semble que ce qu’elle nous livre de plus important, c’est qu’il convient de placer « le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre ». Ce qui signifie très concrètement qu’il faut - à tout le moins pour qui cultive des ambitions intellectuelles - prendre de la hauteur. Et la hauteur dont il est là question n’est pas cette arrogance intellectuelle qui cultive les considérations totalisantes (que beaucoup se sont plu à dénoncer pour mieux approuver certaines des opinions communes ; cf. la sociologie dite pragmatique) ; c’est la hauteur que réclame l’injonction de ne pas raisonner au départ de soi, de sa propre culture, des humains, de la vie, mais plutôt d’adopter autant que possible le chemin inverse, chemin malaisé sans doute, désenchanteur sûrement, mais propice aux désillusions qui permettent d’objectiver la réalité autant que faire se peut.
« […] le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre » (p. 326)
« Pourtant, ce ne serait pas assez d’avoir résorbé des humanités particulières dans une humanité générale ; cette première entreprise en amorce d’autres […] qui incombent aux sciences exactes et naturelles : réintégrer la culture dans la nature, et finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques. » (p. 327)

Et j’en viens ainsi au démenti de la philosophie du sujet que suggère implicitement La pensée sauvage, tout spécialement dans les remarques relatives à Sartre (pp. 324-357) et à sa Critique de la raison dialectique (6). Ai-je besoin de préciser que ce thème est à lui seul un univers dans lequel il est téméraire de s’aventurer comme je vais le faire, en n’en retenant qu’un seul aspect (et de manière erronée, peut-être) ?

Pour situer le plus succinctement possible ce dont je vais parler, je me risque à tenter de brosser un bref tableau des positions que cela convoque. La philosophie du sujet - entendez l’élection comme lieu préoccupant philosophiquement de ce champ de la conscience ou de la pensée (ou des deux) auquel le “je” devrait son identité et auquel, par voie de conséquence, la connaissance devrait ses succès et ses échecs - a largement dominé la philosophie occidentale. Elle n’a été négligée que par des velléités de matérialisme et de positivisme qui ont choisi de postuler l’efficacité de la représentation du monde, telle qu’elle peut satisfaire des constats sensibles auxquels la construction de concepts intelligibles ne fait qu’apporter un soutien méthodologique. Ce qui a nourri bien des controverses sur cette question, c’est la place que la démarche scientifique se devrait d’occuper ou de justifier par rapport aux capacités humaines.

Prenons alors les choses par leur côté le moins compromettant et contentons-nous d’imaginer deux voies qui s’offriraient à l’homme soucieux de démêler le vrai du faux. Soit on s’aventure dans l’écheveau conceptuel au sein duquel se cache le sujet et au sein duquel aussi il est espéré que soient découvertes les conditions d’une connaissance libérée de l’illusion, soit on s’arme d’une méthode qui contourne cet écheveau et se contente de marier les précautions que réclame une juste prise en compte des données de la sensibilité et un usage raisonnable et raisonné de l’entendement. Il n’est sans doute pas un seul philosophe qui n’ait panaché les deux voies ; mais il en est peu, cependant, qui n’ait pas accordé à l’une une grande prééminence sur l’autre. Avec la Critique de la raison dialectique, Sartre prétend les emprunter toutes deux, avec - pour le dire vite - l’ambition de concilier l’ontologie et le marxisme. Ce qui l’amène à proposer des schèmes explicatifs à des problématiques qui relèvent de l’anthropologie culturelle, d’une façon à ce point peu soucieuse de vérification qu’elle suscitera un flot de réactions critiques. Avant même que celles-ci ne prennent beaucoup d’ampleur, Lévi-Strauss avait démonté l’erreur que représentait pour lui cette intrusion de la philosophie du sujet dans des approches anthropologiques qui se voulaient scientifiques. On touche là bien sûr à la faiblesse de la métaphysique dès lors que celle-ci prétend contrecarrer les illusions. Non qu’elle n’y arrive pas, mais en raison de ce qu’elle se condamne à s’enfermer dans un univers conceptuel peu apte à répondre aux questions pratiques de la vie pratique, même lorsque celles-ci concernent les fondements de l’homme, de la vie, de la nature et du monde.

Ce que Levi-Strauss reproche à Sartre, c’est de s’être enferré dans une phénoménologie plus soucieuse du moi que des obstacles que la conscience rencontre pour appréhender les choses, notamment en voyant dans l’histoire des hommes ce qui témoignerait de changements dans les bases les plus profondes de la conscience humaine.
« […] le jour où l’on parviendra à comprendre la vie comme une fonction de la matière inerte, ce sera pour découvrir que celle-ci possède des propriétés bien différentes de celles qu’on lui attribuait antérieurement. » (p. 327-328)
« Dans notre perspective […] le moi ne s’oppose pas plus à l’autre que l’homme ne s’oppose au monde : les vérités apprises à travers l’homme sont “du monde”, et elles sont importantes de ce fait (*2). On comprend donc que nous trouvions dans l’ethnologie le principe de toute recherche, alors que pour Sartre elle soulève un problème, sous forme de gêne à surmonter ou de résistance à réduire. Et en effet, que peut-on faire des peuples “sans histoire”, quand on a défini l’homme par la dialectique, et la dialectique par l’histoire ? » (p. 328)
« Qui commence par s’installer dans les prétendues évidences du moi n’en sort plus. La connaissance des hommes semble parfois plus facile à ceux qui se laissent prendre au piège de l’identité personnelle. Mais ils se ferment ainsi la porte de la connaissance de l’homme : toute recherche ethnographique a son principe dans des “confessions” écrites ou inavouées. En fait, Sartre devient le captif de son Cogito : celui de Descartes permettait d’accéder à l’universel, mais à la condition de rester psychologique et individuel ; en sociologisant le Cogito, Sartre change seulement de prison. Désormais, le groupe et l’époque de chaque sujet lui tiendront lieu de conscience intemporelle. Aussi, la visée que prend Sartre sur le monde et sur l’homme offre cette étroitesse par quoi on se plaît traditionnellement à reconnaître les sociétés closes. Son insistance pour tracer une distinction entre le primitif et le civilisé à grand renfort de contrastes gratuits, reflète, sous une forme à peine plus nuancée, l’opposition fondamentale qu’il postule entre le moi et l’autre. Et pourtant, dans l’œuvre de Sartre, cette opposition n’est pas formulée de façon très différente que n’eût fait un sauvage mélanésien, tandis que l’analyse du pratico-inerte restaure tout bonnement le langage de l’animisme (*3). » (pp. 329-330)
La charge est rude, particulièrement lorsque Sartre est comparé à ceux qu’il cherchait à distinguer de lui-même. Mais c’est aussi précisément là qu’elle est la plus légitime. Car c’est du repli narcissique sur le sujet dans lequel s’est complu une certaine phénoménologie qu’il s’agit et de cette cécité dont font preuve les philosophes qui s’introspectent complaisamment, refusant d’admettre l’insignifiance de l’homme, lui-même inclus dans des choses insignifiantes.

Cela n’aurait pas grande importance s’il n’y avait une forme de convergence constante entre les développements les plus raffinés de la pensée intellectuelle et les errements les plus simplistes de la pensée commune. On a pu croire dans les années 60 - et j’étais de ceux-là - que le dessillement serait durable et que la métaphysique égocentrique, la philosophie anthropocentrique et les ratiocinations ontologiques allaient céder la place à une science du monde, de la vie, des sociétés et des hommes qui refuserait toute indulgence envers la vanité humaine. Et c’est l’inverse qui s’est passé. Une philosophie globalement plus culturocentrée et plus soucieuse que jamais du sujet a pris un nouvel essor - tout en raffinant son expression jusqu’à devenir inaudible pour ceux qui ne participent pas directement à sa construction - et, parallèlement, le monde social s’est vu envahi par des théories et des croyances - jusqu’aux plus farfelues - flattant l’ego, misant sur le surnaturel et réclamant une foi absolue en des divagations extravagantes.

Il reste, me dira-t-on, à reprendre son œil anthropologique et à observer cette évolution avec le même détachement que celui que réclama l’étude des peuples sans histoire. Assurément. Mais qu’il soit au moins permis à ceux qui ont pensé que la décolonisation, l’ethnologie structuraliste et une forme avisée de matérialisme allaient accroître la compréhension entre les hommes de dresser le constat décevant d’un recours sans cesse renouvelé aux herméneutiques consolantes.

(1) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962.
(2) Charles Baudelaire, “Conseils aux jeunes littérateurs” in L’Esprit public, 15 avril 1846, disponible sur une page de la Bibliothèque municipale de Lisieux.
(3) Cela reste vrai, même lorsqu’il s’agit d’amitié ou de sympathie - désillusionnement que Baudelaire évoquait -, dès lors que, au-delà de la souffrance ressentie, un regard plus lucide sur autrui peut représenter (si la désillusion ne résulte pas d’une erreur de jugement) une expérience qui comble le désir de savoir.
(4) Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, PUF, 1962. Cf. ce que j’en ai dit dans ma note du 28 novembre 2008.
(*1) On a cherché à savoir ce qui se passerait si du minerai de cuivre était accidentellement mêlé à un foyer : des expériences multiples et variées ont établi qu’il ne se passerait rien du tout. Le procédé le plus simple auquel on soit parvenu pour obtenir du métal fondu consiste à chauffer intensément de la malachite finement pulvérisée dans une coupe de poterie, elle-même coiffée d’un pot renversé. Ce seul résultat emprisonne déjà le hasard dans l’enceinte du four de quelque potier spécialiste des terres vernissées. (Coghlan)
(5) Claude Lévi-Strauss, L’origine des manières de table, Plon, 1968, p. 422.
(6) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1960.
(*2) Cela est même vrai des vérités mathématiques, au sujet desquelles un logicien contemporain écrit pourtant : “On peut aujourd’hui presque considérer comme une opinion commune des mathématiciens l’idée que les énoncés de la mathématique pure n’expriment rien sur la réalité.” (A. Heyting, Les fondements des mathématiques, Paris, 1955, p. 71.) Mais les énoncés de la mathématique reflètent au moins le fonctionnement libre de l’esprit, c’est-à-dire l’activité des cellules du cortex cérébral, relativement affranchies de toute contrainte extérieure, et obéissant seulement à leurs lois propres. Comme l’esprit aussi est une chose, le fonctionnement de cette chose nous instruit sur la nature des choses : même la réflexion pure se résume en une intériorisation du cosmos. Sous une forme symbolique, elle illustre la structure de l’en-dehors : “La logique et la logistique sont des sciences empiriques appartenant à l’ethnographie plutôt qu’à la psychologie.” (E. W. Beth, Les fondements magiques de mathématiques, Paris, 1955, p. 151.)
(*3) C’est précisément parce qu’on retrouve tous ces aspects de la pensée sauvage dans la philosophie de Sartre qu’elle nous semble incapable de la juger : du seul fait qu’elle en offre l’équivalent, elle l’exclut. Pour l’ethnologue, au contraire, cette philosophie représente (comme toutes les autres) un document ethnographique de premier ordre, dont l’étude est indispensable si l’on veut comprendre la mythologie de notre temps.

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