mercredi 22 août 2012

Note de lecture : Simon Leys

Le studio de l’inutilité
de Simon Leys


Bien des actions humaines nous poussent à désespérer de l’homme. Non pas ce qui nous contredit, ni ce qui nous contrarie, pas plus que ce qui nous importune, mais bien ce qui nie notre appartenance au vivant. Cela peut aller de l’attitude individuelle qui abolit l’égard dû à l’animé, fût-ce symboliquement, jusqu’aux massacres de masse perpétrés par exemple au nom de l’hitlérisme, du stalinisme, du maoïsme, ou du khmérisme rouge. Il est à craindre que ce qui détermine ces actions est en nous tous freiné ou débridé. Et il serait naïf d’évoquer, pour en parler, le bien et le mal, comme si l’un et l’autre se distinguaient aisément ; alors qu’on peut d’autant mieux faire le second que l’on se réclame du premier.

Parmi celles et ceux qui freinent ce funeste penchant, il en est qui freinent bien et fort. Au point qu’ils démentent ce désespoir montant et rendent aux autres la joie, le plaisir et la décence d’être homme. Il en va ainsi de Simon Leys.

Avant tout, j’éprouve de prime abord une grande sympathie pour celles et ceux qui ont horreur de la politique. Quelles qu’en soient les raisons. Celles de Simon Leys ont un rapport certain - je crois - avec celles qu’exprimaient Remy de Gourmont lorsque, en 1891, il écrivait :
« Rien ne porte à la philosophie comme la lecture de vieux journaux, l’examen de vieilles querelles, l’analyse des anti-n’importe quoi d’avant-hier ; - et, comme il devient difficile de s’enthousiasmer, lorsqu’on sait bien que la vie n’est qu’un médiocre drame (pas même lyrique !) incessamment rejoué sur la même scène par des acteurs éternels qui se bornent à changer tous les trente ans la forme de leur costume et la coupe de leur barbe. » (1)

Je m’en voudrais de laisser croire que l’on puisse établir un parallèle important entre Leys et Gourmont. Il reste cependant autre chose qui vient à l’esprit lorsque les deux noms sont rapprochés. Ce n’est pas ce qu’ils disent l’un et l’autre de la Belgique (2), assurément. Non, ce sont ces réflexions de Gourmont autour de ce qu’il appelle « la dissociation des idées » (3). Cette technique de discernement tend à désagréger les amalgames que constituent les appréciations, les jugements, les points de vue, les idéologies, de telle sorte que l’on puisse substituer à l’idée reçue l’ensemble de celles qui la composent et trier le bon grain de l’ivraie. Sans jamais y faire référence, Simon Leys me semble mettre continûment en pratique ce mode d’examen et lui devoir notamment d’apercevoir la nudité de Mao, tel l’enfant du conte d’Andersen celle du roi (4). Dans un discours prononcé en 2005 (cf. infra), il énonce un important corollaire à ce principe de dissociation des idées : « Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. » (5)

Le livre de Simon Leys dont je voudrais parler ici, c’est précisément celui dont cette phrase est tirée : Le studio de l’inutilité. Il s’agit d’un ensemble d’articles regroupés en trois parties : la première est consacrée à la littérature, la deuxième à la Chine et la troisième à la mer.

Le premier de ces articles s’intitule “Belgitude de Michaux”. Il y est notamment question de la façon dont le Michaux tardif a corrigé, voire renié, certaines de ses œuvres de jeunesse. Et Leys avance l’idée que ce serait Paris qui l’a gâté.
« Quand je dis que Michaux est devenu français, je ne parle bien sûr pas de l’acquisition d’un autre passeport (qui est sans signification et sans importance) mais de l’adoption d’une autre attitude ; il est maintenant qualifié pour délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles récompensant l’effort méritant, qu’il s’agisse de la Chine de Mao ou du Japon d’après guerre (du temps où il était belge, l’idée ne lui en serait jamais venue). Mais il est obligé aussi de surveiller sa langue. Un Belge arrogant est une contradiction dans les termes - une notion dont le seul énoncé fait rire. Mais pour un Français, l’arrogance est un soupçon dont il faut constamment se protéger. À l’étranger, au milieu d’indigènes déshérités, le Français est souvent amené, bon gré mal gré, à promener son identité nationale comme une sorte de saint-sacrement qu’il s’agit de ne point déshonorer. » (p. 45-46)
Oh ! il est des Belges arrogants et nombreux sont les Français qui savent se garder de l’être. Mais il existe effectivement des différences d’ambiance, d’attitude, de pensée entre un petit pays - particulièrement peu homogène - et un grand. Sinon, comment par exemple expliquer que tant d’intellectuels français aient si obstinément défendu le communisme, y compris dans ses formes stalinienne ou maoïste, ou encore le terrorisme de la RAF ou des brigades rouges ? À l’inverse, en Belgique, les communistes et les pro-terroristes ont toujours été marginaux et n’ont guère bénéficié de l’appui des intellectuels (6). Voilà ce qui a très certainement conduit Simon Leys à évoquer la belgitude d’Henri Michaux.

Le deuxième article est consacré à G. K. Chesterton. Il y aurait beaucoup à en dire, mais, pour ne pas allonger exagérément mon commentaire, je me borne à citer un passage de Chesterton que Leys lui-même cite. Il est très révélateur, je crois, de ce qui le séduit chez Chesterton. « Mes critiques pensent que je ne suis pas sérieux, mais seulement amusant. Ils croient que amusant est le contraire de sérieux ; mais amusant est seulement le contraire de pas amusant, et de rien d’autre. Vous pouvez choisir de dire la vérité en longues phrases ou en courtes plaisanteries, c’est simplement comme si vous choisissiez de dire la vérité en allemand ou en français... Les gens ne peuvent croire qu’une réflexion agrémentée d’une petite plaisanterie puisse encore avoir du sens. Et ceci explique d’ailleurs pourquoi tant d’hommes qui ont du succès sont bêtes et ennuyeux, ou pourquoi tant d’hommes bêtes et ennuyeux ont du succès. » (p. 66)

S’il est un auteur dont il n’est pas étonnant que Simon Leys veuille parler, c’est bien celui qui fait l’objet du troisième article : George Orwell. L’occasion lui en a été donnée par la publication (en anglais) de son journal et de sa correspondance (7). Les précieuses informations sur Orwell puisées dans ces ouvrages - et dont Leys nous donne la primeur en français - renforcent la sympathie que l’on ne peut qu’éprouver à l’égard de cet homme qui s’inquiétait autant de la croissance de sa rhubarbe que de défendre les libertés fondamentales dans le monde.

Pour Simon Leys, L’Agent secret de Joseph Conrad serait l’un des deux romans du XXe siècle. Voilà qui donne envie de rouvrir Conrad, dont on ne se lasse jamais. Sauf lorsqu’on s’appelle Gide !
« André Gide (à qui Claudel avait fait découvrir Conrad) se dévoua tout un temps à le faire connaître en France ; il s’employa même à traduire Typhon (assez mal) ; il noua des relations d’amitié avec lui, et alla lui rendre visite en Angleterre. Mais dans la suite, il avoua dans son Journal avoir abandonné la lecture de L’Agent secret (comme il avait d’ailleurs précédemment renoncé à finir celle de Nostromo). Et dans ses vieux jours, il révisa son admiration et confessa à la Petite Dame (qui le nota dans ses Cahiers) : “Pour Conrad, je ne le mets pas tellement haut ; j’ai tellement aimé l’homme que cela m’est pénible à dire.” Mais Gide était-il vraiment un écrivain du XXe siècle ? » (pp. 106-107)
Il est vrai que lui-même se mettait si haut...

En 1922, trois ans après sa mort, on publia un roman de Victor Segalen intitulé René Leys. Et voici ce que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, nous apprend :
« À ce sujet, que l’on me pardonne ici l’intrusion indécente d’une parenthèse personnelle (ce sera la seule, je vous le promets) : en 1971, au moment de publier Les habits neufs du président Mao, il me fallut, au pied levé et pour de triviales raisons bureaucratiques, le signer d’un pseudonyme. Si j’osai alors emprunter mon patronyme fictif au chef d’œuvre de Segalen, c’est tout simplement parce que, à ce moment-là, René Leys, complètement épuisé et introuvable depuis plus de vingt ans, n’éveillait plus d’échos que dans la mémoire d’une poignée d’admirateurs fidèles, amoureux de littérature, un peu frottés de Chine, et c’était à ces happy few, mes semblables, mes frères, que j’adressais ainsi un innocent clin d’œil. Eussé-je pu soupçonner alors que l’œuvre de Segalen allait justement connaître un prodigieux regain d’intérêt, je me serais modestement choisi quelque autre banal pseudonyme flamand, Beulemans ou Coppenolle - mais maintenant il est évidemment un peu tard pour changer. » (p. 120)
Simon Leys nous dit bien d’autres choses sur Segalen, des choses à tous égards plus intéressantes que cette affaire de nom d’emprunt. Mais la façon dont il relate celle-ci traduit bien, je crois, cette tournure d’esprit de Leys qui le rend si estimable.

Il existe des auteurs, très célébrés, que je renonce pourtant à lire. Ne serait-ce que parce que je ne voudrais pas qu’ils m’occupent un temps que je devrais soustraire à d’autres. Il en va ainsi de Vladimir Nabokov. Pourquoi, me dira-t-on ?

Lorsque furent publiées Littératures (8), Mona Ozouf en dit notamment ceci :
« Au vu de ce matériau désordonné et véhément, on n’a pas trop de mal à imaginer ce que devait être l’enseignement à Wellesley College ou à Cornell. Tout négatif, pour commencer, haché d’impératifs fiévreux. “Oubliez complètement, chassez de vos mémoires, consignez à l’oubli.” tout ce que vous avez su jusqu’ici, martelait Nabokov. Vous lisez pour vous informer ? Autant croire que l’Elseneur d’Hamlet a quelque chose à dire de la situation du Danemark. Pour faire la connaissance d’un grand écrivain ? Mais il est détestable de “regarder par-dessus la palissade des vies” et bien niais de confondre avec Marcel Proust le narrateur de la Recherche. Pour vous identifier au héros et à l’héroïne ? Niaiserie encore, bien féminine celle-ci. Pour progresser moralement ? Ne croyez surtout pas qu’il y a quelque chose - message, foi, ou vérité - à trouver dans la littérature, quand elle est précisément la chose à trouver.
Toutes les admonestations du professeur visaient en réalité la même cible : la pieuse littérature qui avait étendu sur sa terre natale une banquise de banalités. Dès qu’il flaire chez un écrivain quelque chose qui rappelle le prêche soviétique, Nabokov éructe, explose, excommunie. Rilke, Thomas Mann ? Des “saints de plâtre, des nains”. Freud ? Un “charlatan viennois”. Gorki ? Un “défilé de mannequins peinturlurés”. Dostoïevski ? Pour goûter ses rares fulgurances, il faut traverser des steppes de platitude. Le grand écrivain est celui qui ne se reconnaît aucun devoir, ni social ni moral; se tient aussi éloigné des idées générales qu’un chat de l’eau froide, et n’a pas davantage de respect pour ce qu’il est convenu d’appeler les “faits”
» (9)
Voilà le genre de commentaire qui nourrit mon refus de lire Nabokov.

Ai-je pour autant raison ? Rien n’est moins sûr. Simon Leys apprécie-t-il Nabokov ? À la lecture du huitième chapitre de son livre, on peut le supposer. Le supposer seulement, car le véritable sujet du chapitre, c’est la publication de manuscrits inédits de l’écrivain par son fils Dimitri.

Et ceci pose une nouvelle question : que penser de la publication posthume d’écrits qu’un auteur avait expressément exclus de toute publication ? Heureusement que ces volontés-là ne sont pas respectées, diront certains ; nous n’aurions rien su de l’essentiel de l’œuvre de Kafka, par exemple. C’est pourtant dans le respect de ces mêmes volontés que réside la seule forme active de respect que l’on peut manifester à l’égard d’un mort...

Six chapitres du Studio de l’inutilité sont consacrés à la Chine, et trois à la mer. Je m’abstiendrai de les commenter, non pas qu’ils n’offrent de nouvelles raisons d’apprécier l’écriture de Simon Leys et d’approuver tant de ses argumentaires, mais parce que je voudrais laisser un peu de place - dans cette note déjà longue - à un extrait qui me tient à cœur.

Cet extrait constitue l’essentiel du discours qu’il prononça le 18 novembre 2005 à l’Université catholique de Louvain lorsque lui fut remis le titre de docteur honoris causa. Il y précise de manière lumineuse où et quand il convient d’être démocratique et où et quand il convient d’être élitiste, et cela d’une façon que j’approuve totalement.

Après avoir procédé aux remerciements d’usage, Simon Leys poursuit :
« Mais comme on m’a dit que l’usage était, pour le récipiendaire de pareil honneur, d’offrir, outre ses remerciements, quelques réflexions sur un sujet de son choix, j’ai pensé qu’il pourrait être approprié de vous parler très brièvement d’une question qui nous tient tous à cœur : “l’idée de l’université” (j’emprunte cette expression au lumineux livre du cardinal Newman, The Idea of a University, qui, depuis un peu plus de cent cinquante ans, doit demeurer pour nous la référence fondamentale) - l’idée de l’université et les menaces qui pèsent maintenant sur elle.
Le sujet est énorme, mais je vais l’aborder ici dans la perspective limitée d’une bien modeste expérience personnelle. Au départ, l’idée que je me suis formée de l’université, je l’ai acquise à Louvain, il y a un demi-siècle, au contact de quelques maîtres que nous admirions tous. Puis, pendant une quarantaine d’années, j’ai poursuivi un travail de recherche et d’enseignement dans diverses universités, en Extrême-Orient tout d’abord, puis principalement en Australie - avec plusieurs intermèdes à Paris et aux États-Unis. Cette carrière a été heureuse : toute ma vie, j’ai eu la chance de faire un travail que j’aimais dans des milieux sympathiques et intéressants. Vers la fin, toutefois, des modifications profondes se sont mises à affecter l’institution universitaire - et je ne parle pas de problèmes locaux et particuliers, mais d’un phénomène plus général, probablement planétaire. Comme ces modifications éloignaient de plus en plus l’université du modèle auquel j’avais consacré mon existence, je décidai finalement de m’en retirer, six ans avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. Considérant la façon dont les choses ont évolué dans la suite, c’est une décision que je n’ai jamais regrettée.
Vers la fin de sa vie, Flaubert a écrit dans une de ses admirables lettres, à son ami Tourgueniev, une petite phrase que je voudrais placer en tête de mes réflexions, car elle les résume très bien : “J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler.” Tels sont bien les deux pôles de la situation : d’une part “la tour d’ivoire”, d’autre part “la marée de merde”.

Considérons d’abord la tour d’ivoire. C. S. Lewis a observé que, pour mesurer la valeur de n’importe quelle chose, que ce soit un tire-bouchon ou une cathédrale, il faut savoir de quoi il s’agit, à quel usage c’est destiné et comment on s’en sert. Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. Aussi la définition de l’université ne prête-t-elle guère à discussion, il me semble. L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire.
En ce qui concerne son mode d’opération, l’université requiert quatre facteurs. Les deux premiers sont indispensables, les deux autres sont importants, mais parfois facultatifs.
1) Une communauté de savants. Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : “Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université...”, mais un universitaire l’interrompit aussitôt : “Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les
employés de l’université, nous sommes l’université.” On ne saurait mieux dire. Les seuls employés de l’université sont les administrateurs professionnels, et ceux-ci ne “dirigent” pas les universitaires - ils sont à leur service.
2) Le second facteur indispensable : une bonne bibliothèque. Cette évidence se passe de commentaires.
3) Les étudiants. Ils constituent un élément important, mais pas toujours indispensable. Il est bon de former des étudiants, mais il n’est pas souhaitable de les attirer à tout prix par tous les moyens et sans discrimination. Les étudiants étrangers - payants - rapportent annuellement près de deux milliards de dollars aux universités australiennes. Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des
clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller. (Récemment, des étudiants payants qui avaient été recalés pour plagiat ont été autorisés à représenter leurs examens ; leur trop scrupuleux examinateur fut, lui, démis de ses fonctions.) En fait, je rêve d’une université idéale : les études n’y mèneraient à aucune profession en particulier et ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme. Mais peut-être cette université idéale existe-t-elle déjà ? Voyez le Collège de France.
4) Des ressources matérielles - qui peuvent être de provenance variée : soutien gouvernemental, mécénat privé, etc. L’importance de l’argent est évidente, il serait sot de le nier. Mais rappelez-vous pourtant qu’on a vu d’admirables universités fonctionner dans un dénuement extrême. L’université de Pékin par exemple, durant les quinze premières années de la jeune République chinoise, a joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays, et cependant, faute de ressources, ses enseignants, qui constituaient une élite exceptionnellement jeune et brillante, restaient parfois pendant plusieurs mois sans toucher leur salaire.
Ayant ainsi esquissé ce rapide portrait de notre tour d’ivoire, examinons maintenant “la marée de merde” qui en bat les murs.
Deux points sont particulièrement exposés aux attaques.
Premièrement, le caractère élitiste de la tour d’ivoire - qui dérive de sa nature même - se trouve dénoncé au nom des principes d’égalité et de démocratie. Mais, si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre - qui est celle de la justice sociale -, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit, où il n’a aucune place. La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour - ni la grâce de Dieu. (La grâce de Dieu : des auditeurs m’ont demandé si j’étais janséniste. Il n’en est rien. Je pensais seulement à la parabole des Ouvriers de la onzième heure et à celle de l’enfant prodigue. Les ouvriers qui n’ont travaillé qu’en fin de journée reçoivent une aussi belle récompense que ceux qui ont trimé depuis l’aube. Le jeune voyou qui rentre à la maison après mille frasques est fêté comme un prince par son père, alors que son ainé, qui fut toujours attentif et zélé, ne bénéficia jamais d’une telle faveur. Réconfortante leçon : nous ne méritons rien, mais nous recevons tout. Tandis que le janséniste qui mérite tout craint fort de ne rien recevoir.) Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste.
Le second point sur lequel la tour d’ivoire se trouve constamment menacée et battue en brèche, c’est son caractère désintéressé. Le cœur du problème est bien résumé par un axiome de Zhuang Zi (le grand penseur taoïste du IIIe siècle avant J.-C. - un des esprits les plus profonds qu’ait produits l’humanité) : “Tous les gens comprennent l’utilité de ce qui est utile, mais ils ne peuvent comprendre l’utilité de l’inutile.” L’utilité supérieure de l’université et son action efficace sont entièrement fonction de son apparente “inutilité”.
Les écoles professionnelles et techniques sont fort utiles, tout le monde comprend ça ; les universités sont inutiles - transformons-les donc en un ersatz d’écoles professionnelles : telle est la mentalité qui menace aujourd’hui la survie de l’université. Les pressions exercées sur elle par ses principaux bailleurs de fonds pour qu’elle justifie son existence en termes quantitatifs et utilitaires sont probablement le plus redoutable facteur de corruption auquel elle doit maintenant faire face.
Je ne vais en donner qu’une seule illustration, n’ayant pas le temps, ici, d’en dire plus, mais celle que je vais vous donner me paraît avoir valeur de symbole : récemment une grande et vénérable université européenne, pressée par de cruelles contractions budgétaires, se vit obligée de renoncer à toute une partie de son programme. Elle sacrifia donc son département le plus vulnérable, le plus dispendieux, le moins productif et le moins rentable - le département qui ne proposait nul débouché à ses diplômés, et qui, d’ailleurs, ne rendait aucun service à la société ni à l’État. Elle abolit son département de philosophie pure - tour d’ivoire au sein de la tour d’ivoire, noyau historique central et primordial de toute l’institution universitaire.
Quand l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme. Il y a plus de cinq cents ans, Érasme a défini en une phrase l’essence de l’entreprise humaniste : “On ne naît pas homme, on le devient (
homo fit, non nascitur).” L’université n’est pas une usine à fabriquer des diplômes, à la façon des usines de saucisses qui fabriquent des saucisses. C’est le lieu où une chance est donnée à des hommes de devenir qui ils sont vraiment. » (pp. 285-291)

(1) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, pp. 9-10.
(2) Cf. l’intéressant point de vue sur la Belgique que Gourmont a défendu en octobre 1914 (il est mort en septembre 1915), op. cit., pp. 996-999.
(3) Ibid., pp. 46-61 et 149 et ss.
(4) Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, Champ libre, 1971 ; Hans Christian Andersen, Les habits neufs du roi, disponible sur Internet ici.
(5) Simon Leys, Le studio de l’inutilité. Essais, Flammarion, 2012, p. 287.
(6) Ce qui ne signifie pas qu’une partie très importante de la gauche politique et syndicale n’ait fortement rechigné à condamner ce qui méritait de l’être, allant jusqu’à calomnier ceux d’entre eux qui osaient le faire.
(7) George Orwell, Diaries, Harvill Secker, Londres, 2009 ; A Life in Letters, Harvill Secker, Londres, 2010.
(8) Vladimir Nabokov, Littératures, Robert Laffont, 2010.
(9) Mona Ozouf, La cause des livres, Gallimard, 2011, pp. 218-219.

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L’humeur, l’honneur, l’horreur
La mort de Napoléon

2 commentaires:

  1. Cet excellent texte de Leys sur l'Université, je l'ai communiqué à Nicolas Thirion qui l'aime tant qu'il le recommande à ses étudiants. Il dénonce ce qui est devenu un monstre ;le ver était déjà dans le fruit quand je faisais cours à Liège il y a longtemps ; les idées de cette veine étaient déjà mal reçues, faisaient vieux jeu. Il était inutile d'argumenter : ce n'est pas à des raisons qu'on se heurte, mais à une vogue, une mode. Saint-Simon remarquait déjà, en passant, qu'"Il y a des modes d'idées, comme d'habits". LF

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    1. Assurément, cher Lucien. Mais les modes, qu’elles soient d’habits ou d’idées, obéissent peut-être à quelque chose que nous ignorons et qui explique qu’elles soient ce qu’elles sont. Ne serait-ce pas dans la conjonction des modes - la jupe courte étant concomitante à l’affirmation de la valeur philosophique de Sade et les piercings coexistants au succès de l’individualisme (pour citer des exemples caricaturaux) - qu’il faudrait en chercher le principe ?

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