vendredi 30 septembre 2016

Note de lecture : Simon Leys

L'humeur, l'honneur, l'horreur
de Simon Leys


Simon Leys était un polémiste redoutable. Il n'était pas que cela, heureusement. Et il répugnait certainement à user d'un genre qui réclame d'éreinter son prochain. Mais les contre-vérités aptes à séduire l'opinion le faisaient bondir. Et tout ce qui fut si longtemps raconté au sujet de la Chine maoïste l'ont conduit à des colères qui lui ont valu une certaine renommée passagère. Ce qui mérite d'être noté, c'est qu'il conserva toujours - même dans l'expression d'indignations extrêmes - une élégance d'argumentation que ne dépara jamais une ironie poussée jusqu'à la férocité.

Un ami me mit récemment dans les mains un livre paru en 1991- L'humeur, l'honneur, l'horreur (1) - qui rassemble huit articles parus entre 1980 et 1990 dans Libération, Lire, Commentaire, Politique internationale et La Lettre de Reporters sans frontières, ainsi que quatre inédits parus entre 1987 et 1991, dont trois parus antérieurement en anglais dans The New Républic ou dans The New York Review of Books. Au-delà de l'illustration qu'il offre de ce talent de polémiste, ce livre témoigne surtout des liaisons étroites qui peuvent exister entre l'érudition académique et le type de verve dont use un homme qui s'aventure sur un terrain qu'il a en horreur : la politique. Après tout, Simon Leys n'était guère informé de la chose politique et il ne l'a jamais caché. Mais il existe un minimum de vraisemblance en deçà duquel les connaissances les plus étrangères à cette chose suffisent à triompher du discours impudent et mensonger qui sert de cache-sexe aux politiques les plus infâmes. Il suffit pour cela de conjuguer un savoir laborieusement accumulé et un constat élémentaire pour dévoiler la duplicité de ceux qui se plaisent à nier l'évidence.

J’ignore quasi tout de la Chine, de son histoire, de sa culture. J’ai lu un peu de ce qu’en disait Étiemble, il y a de cela bien longtemps ; un peu aussi de ce qu’en a dit François Jullien, beaucoup plus récemment. Tout deux furent fortement contestés en ce qu’ils auraient tournés la Chine à leur sauce, ainsi que Voltaire ne manqua pas de le faire dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Je ne suis donc en rien qualifié pour trancher la question de savoir si Simon Leys donne à voir une Chine plus conforme à ce qu’elle fut et à ce qu’elle est, d’autant que je suis bien loin d’avoir lu tout ce qu’il a pu écrire sur le sujet. À qui verrait dans son immense érudition un gage de la justesse de l’image qu’il nous en donne, il convient de rappeler que notre propre société résiste tant à nos efforts pour la comprendre que le projet d’approcher une culture différente réclame une grande modestie.

Il y a dans L'humeur, l'honneur, l’horreur des articles de deux types. Les premiers s’efforcent de traduire un certain rapport chinois à l’écrit, à la langue et à la tradition, un rapport qui, faute d’être compris, pourrait facilement nous induire en erreur. Les seconds dénoncent plus directement les jugements fallacieux qui ont profité de cette erreur pour taire les monstrueux crimes du maoïsme.

Puisé dans les premiers, ceci :
« […] s’il est vrai que Confucius considérait l’Antiquité comme le dépôt de toutes les valeurs humaines et estimait, dès lors, que la mission du Sage était non de créer du neuf, mais seulement de transmettre l’héritage des Anciens, en pratique, son programme était toutefois beaucoup moins conservateur qu’on ne pourrait le supposer à première vue (et d’ailleurs Confucius joua un rôle profondément révolutionnaire en son temps) : l’Antiquité qu’il invoquait était en effet une Antiquité perdue que le Sage avait à redécouvrir et à réinventer. Le contenu concret de cette Antiquité était donc singulièrement fluide ; il n’était pas susceptible de définition objective ni ne pouvait se laisser circonscrire par une tradition historique déterminée. Le même paradoxe se retrouvera par la suite chez presque tous les grands réformateurs confucéens au cours des âges : d’une part, on les voit qui condamnent les pratiques de leur temps au nom des enseignements du passé - mais d’autre part, quand on examine de plus près ces conventions sémantiques, on s’aperçoit qu’elles signifient exactement l’inverse de ce qu’elles semblent dire : ce que ces penseurs entendaient par “Antiquité” désignait un âge d’or mythique, c’est-à-dire, en fait, une utopie future, tandis que ce qu’ils appelaient “usages modernes” visait l’héritage du passé récent, c’est-à-dire le passé réel.
En ce qui concerne la grande tradition historiographique et l’exceptionnel sens historique que cultiva la Chine, il n’y a qu’une seule observation à formuler ici, en relation directe avec notre sujet. Il est bien vrai que, depuis plus de deux mille ans, les historiens chinois ont fait preuve de méthodes étonnamment modernes et scientifiques, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue que leur objectif n’était, lui, nullement scientifique, mais bien philosophique et moral. Très tôt, avant même l’époque de Confucius, les Chinois ont conçu la notion qu’il ne pouvait exister qu’une seule forme d’immortalité : celle que confère l’histoire. Autrement dit, la survie ne doit pas se chercher dans une surnaturel ni ne saurait s’appuyer sur les monuments et les choses -
l’homme ne survit que dans l’homme, c’est-à-dire, en pratique, dans la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite. » (pp. 32-34)

Et ceci encore :
« Les Occidentaux qui visitent la Chine semblent avoir été souvent irrités à un point confinant à l’obsession par ce qu’ils appellent “l’art chinois de la mise en scène”, voire tout simplement “les supercheries” et “les mensonges chinois”. Même des observateurs intelligents et perspicaces n’ont pas entièrement échappé à cette tentation. Dans un article spirituel écrit par un universitaire de valeur (Holmes Welch, The Chinese Art of Make-Believe, in Encounter, mai 1968), je suis tombé sur une anecdote qui me semble présenter une portée beaucoup plus profonde que l’auteur ne le soupçonnait lui-même. Un grand monastère bouddhiste près de Nankin était célèbre pour la pureté et l’orthodoxie de sa règle. Les moines y observaient une tradition strictement conforme aux usages originaux des monastères indiens ; ainsi, à la différence des autres monastères chinois où une collation est servie le soir, ici, en guise de dîner, les moines ne recevaient qu’un bol de thé. Des savants étrangers en visite avaient relevé la chose et admiré l’austérité de cette coutume. Mais ces visiteurs avaient été naïfs : si seulement ils avaient eu la curiosité de regarder dans le bol des moines, ils auraient pu constater que ce qu’on leur servait sous le nom de “thé” était en fait une bouillie de riz fort substantielle, identique à celle qui constitue l’ordinaire du soir dans tous les monastères chinois. Simplement, dans ce monastère-ci, par respect pour une tradition ancienne, il était convenu d’appeler cette bouillie “le bol de thé”.
Au fond, on peut se demander si, dans une certaine mesure, la tradition chinoise n’est pas une sorte de “bol de thé” qui, sous un nom ancien, vénérable et constant, en vient parfois à contenir toutes sortes de choses, et finalement n’importe quoi, sauf du thé. Sa permanence est d’abord et avant tout une Permanence des Noms, recouvrant la nature fluide et infiniment changeante de son contenu.
Si cette observation devait se révéler exacte, il pourrait évidemment en résulter d’intéressantes conséquences dans d’autres domaines. Ainsi, par exemple, libre à vous d’en tirer un pronostic quant à l’avenir chinois du marxisme-léninisme et de la Pensée de Mao-Zedong. Mais, en ce qui me concerne ici, je n’ai essayé de traiter que du passé.
 » (pp. 42-44)

Dans le même ordre d’idée, il ne faut surtout pas manquer de lire un texte reproduit dans le livre et paru initialement aux éditions de la Différence en 1989 (comme présentation à Stèles de Victor Segalen) et intitulé “L’‘exotisme’ de Segalen”. Une culture se caractérise par ce en quoi elle se distingue des autres, mais aussi par la façon dont elle façonne des traits qui, dans leur nature profonde, témoignent d’une certaine unicité de l’homme. Il n’est exigible de quiconque qu’il aime ces distinctions, ni davantage ces façonnements ; mais on peut espérer de chacun qu’il s’efforce de les comprendre avant de les juger.

À propos des textes du second type - ceux qui éreintent les admirateurs du maoïsme -, je ne dirai rien ici, sinon qu’ils vont chatouiller chez le lecteur cette réjouissance (un rien inutile) que procure quelquefois l’ironie moqueuse lorsqu’elle atteint ces vaniteux qui poussent le fourvoiement jusqu’à l’extravagance.

Un mot encore, à propos du titre du livre. Simon Leys a avoué une affection particulière pour le Prince de Ligne (2). Or, c’est précisément lui - à qui on demandait vers la fin de sa vie ce qui l’empêchait de mettre fin à son exil - qui répondit : « L’humeur, l’honneur, l’horreur ».

(1) Simon Leys, L'humeur, l'honneur, l'horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises, Robert Laffont, 1991.
(2) Il a préfacé le livre de Sophie Deroisin, Le Prince de Ligne (éd. Tallandier, 2010).

Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
Simon Leys est mort
La mort de Napoléon

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