mercredi 4 septembre 2013

Note de lecture : Joseph Conrad

Amy Foster
de Joseph Conrad


Tout voyage - aussi court soit-il - expose à deux incidences, a priori opposées, mais qui peuvent coexister. Elle découlent toutes deux d’un certain abandon des habitudes.

La première procure un plaisir : voir, entendre, sentir, goûter, ressentir des choses qui renvoient le quotidien à sa monotonie. Il existe une lucidité de l’exotique. Elle réside dans une sorte de virginité des sens et de la perception, lorsque nous sommes confrontés à l’étrange, au nouveau. Évidemment, rien n’est jamais totalement nouveau. Et le nouveau s’appréhende par le connu. J’ai dernièrement beaucoup voyagé, mais jamais bien loin, jamais à plus de quinze cents kilomètres de chez moi. Et je me suis surpris à être attentif à ce curieux mélange de connu et d’inconnu qui sollicite l’interprétation de ce qui s’offre à nous. Lorsque le voyage s’accomplit à deux, l’échange qu’il suscite est lui-même fait de ce mélange, le rappel venant souvent au secours de l’ignoré et l’inattendu alimentant davantage encore la mise en cause de l’évoqué. Il y a dans tout cela quelque chose comme une sortie de prison qui nourrit l’illusion d’une libération de l’ordinaire.

La deuxième incidence du voyage est faite d’incommodités, pour ne pas dire plus. Car il rompt avec ce qui rassure : les repères, les routines, les plis dans lesquelles notre vie trouve sa raison d’être. C’est la fin entrevue de ce malaise qui donne son prix au retour. Et même parfois à ce faux sentiment de regard neuf que ce retour génère, le connu ayant d’une certaine façon des airs d’inconnu. (1)

En ce qui concerne cette deuxième incidence, ce qui reste ténu pour celui qui voyage devient considérable pour celui qui est contraint de partir, incommensurable pour qui est déplacé, inhumain pour qui est déporté. On ne sait trop quel témoignage peut en rendre véritablement compte, ni quelle pérégrination est à cet égard exemplaire. Rien, en fait, ne peut donner la mesure de ces détresses ; seuls des récits très individualisés permettent de toucher un peu du doigt ce que, la plupart du temps, la rencontre avec l’immigrant nous dissimule.

Le personnage central du Amy Foster de Conrad (2), c’est Yanko. Ce que nous en apprenons est très indirect. Conrad met en scène un narrateur, lequel nous rapporte le récit que lui a fait un médecin. Si le procédé est fréquemment utilisé par Conrad, il a ici une force toute particulière, celle d’accroître la grande distance d’où nous pouvons entrevoir qui est Yanko, ce qui lui est arrivé, comment il a été traité, à quel impossible amour il doit le parachèvement de sa misère, en quelle suspicion il vivra jusqu’à sa mort. Qu’a-t-il fait pour mériter toutes ces questions ? Rien d’autre qu’échouer - au sens propre - dans un monde qu’il ne connaît pas, qui ne le comprend pas, un monde où ses habitudes n’ont plus guère de sens et où celles des autres lui sont étrangères.

Conrad nous enseigne qu’il eut été normal que nous ne sachions rien de Yanko, même si nous avions vécu à West Colebrook ou à Brenzett. Tout juste qu’il y a là un fou dont on ignore tout. Et si le médecin, Kennedy, en dit plus, c’est peut-être « que la puissance et l’acuité de son esprit, agissant comme un fluide corrosif, avaient détruit son ambition » (p. 48).

Lorsque Yanko rencontre Smith, le patron d’Amy Foster, il se trouve confronté à une incompréhension primordiale, celle qui annihile toute tentative de comprendre :
« Il n’avait pas assez d’imagination pour se demander si cet homme n’était pas en train de périr de froid et de faim. » (pp. 79-80)
Amy Foster n’est guère différente :
« Elle est très passive. Il suffit de regarder ses mains rouges qui pendent au bout de ces bras courts, ces yeux bruns lents et globuleux, pour saisir l’inertie de son esprit - une inertie dont on aurait pu penser qu’elle la mettrait éternellement à l’abri des surprises de l’imagination. Et pourtant, qui de nous est à l’abri ? En tout cas, telle que vous la voyez, elle eut assez d’imagination pour tomber amoureuse. » (pp. 50-51)
De l’imagination ? Oui, « car il n’y a aucune bonté sans quelque imagination » (p. 55)

Mais enfin : l’amour et la bonté ? Faut-il confondre ? Pour Amy Foster, « c’était l’amour comme l’entendaient les Anciens : une impulsion irrésistible et fatale - une possession ! Oui, elle était destinée à être hantée et possédée par un visage, par une présence, fatalement, comme si elle avait été une adoratrice païenne de la beauté sous un ciel radieux - pour être finalement réveillée de ce mystérieux oubli de soi, de cet enchantement, de ce transport, par un effroi ressemblant à l’inexplicable terreur d’une créature animale... » (p. 57)
C’est qu’Amy Foster est en quelque sorte elle-même exilée dans son propre village.
« C’est la fille d’un certain Isaac Foster, qui a chuté de l’état de petit fermier à celui de berger ; le début de ses malheurs à lui date de son mariage clandestin avec la cuisinière de son père veuf - un éleveur prospère au tempérament colérique, qui raya rageusement son nom de son testament et qu’on avait entendu lancer contre lui des menaces de mort. Mais l’origine de cette vieille histoire, suffisamment scandaleuse pour servir de thème à une tragédie grecque, fut la similitude de leurs caractères. Il existe d’autres tragédies, moins scandaleuses et d’une complexité plus poignante, qui naissent de différences irréconciliables et de cette peur de l’Incompréhensible pesant au-dessus de toutes nos têtes - au-dessus de toutes nos têtes... » (p. 51)

J’avais commencé par dire que le personnage central du récit était Yanko. Et puis, je ne parle que d’Amy Foster. L’une explique l’autre, évidemment. De la passion la plus irréfléchie à l’indifférence la plus essentielle, l’entrecroisement des trempes coud le malheur plus sûrement que les intérêts. Et seules les communes habitudes en tempèrent l’acuité. Comme ce Swaffer, qui ne se déprend pas d’un peu d’humanité, sans doute parce qu’il parvient à imaginer un peu une souffrance qui n’est pas la sienne. Sans en rien exhiber.

(1) Le nouveau, l’inconnu, peut également angoisser. Celui-ci lui trouve du charme parce que ses jalons sont assurés, pendant que celui-là n’y voit que périls parce qu’il est sans balise. Quelquefois, le touriste est un peu comme ce nageur qu’on descend au milieu des requins dans une cage.
(2) Joseph Conrad, Amy Foster, trad. de l’anglais par André Topia, Ed. Payot & Rivages, 2013. Ce livre m’a été offert, tel un pansement de tristesse sur une tristesse.


Autres notes sur Conrad :
Nostromo
La folie Almayer
Un paria des îles
L’agent secret
Le duel
Le retour

2 commentaires:

  1. Précieuse suggestion de lecture ! D'abord parce ce je m'aperçois n'avoir pas lu cette nouvelle, et aussi à cause de l'amorce, si bien vue, de votre commentaire sur le voyage et la typologie du voyageur.
    Lecture faite, je m'émerveille un fois de plus du talent de Conrad qui excelle dans l'art de la nouvelle. Ses romans sont très bons aussi mais il suait sang et eau pour les faire, et l'on sent quelquefois le prix de ces efforts.
    En revanche, chaque nouvelle contient un monde. Dans son art de l'esquisse, il trouve le moyen, en quelque mots, d'installer la complexité d'une intrigue et de rendre vivant des personnages secondaires, par exemple l'excentrique" Swaffer, "qui reste jusqu'à des dix heures du soir à lire","qui peut faire un chèque de deux cents livres sans y réfléchir à deux fois", "qui aime qu'on lui montre des choses extravagantes"... et qui est aussi une belle figure de la gratitude à l'égard de l'étranger qui a sauvé sa petite fille.
    La scène, à peine évoquée, du naufrage du prétentieusement nommé "Hergozin Sophie Dorothea", percuté par un vapeur fantomatique et fuyard est saisissante. Comme la description des conditions du voyage de ces pauvres immigrants qui ne comprennent rien à leur sort, avec leur rêve de fortune, le prix exorbitant de leur passage, leur entassement, le mal de mer... Le naufrage de Lampedusa et ses centaines de morts donne une douloureuse actualité à ce texte, qui nous interroge sur le regard que nous continuons à porter sur l'étranger, l'autre, avec son étrange manière de parler. On ne peut oublier que Conrad venait lui-même de ces contrées d'Europe centrale, qu'il a épousé une anglaise et qu'il parlait cette langue avec un étrange accent dont il ne s'est jamais défait...
    Encore merci de ce bon conseil !

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    1. Oui, Swaffer est excentrique : il n’est pas là où tout le monde est. Et c’est la curiosité qui l’aide peut-être à se mettre à la place d’autrui. Vouloir savoir avant de prétendre juger, n’est-ce pas le meilleur chemin vers la compassion ? Mais le dire ainsi est bien peu conradien. Car le monde est sans clé, et c’est d’abord cela que Conrad nous fait comprendre.
      Merci pour votre commentaire.

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