mardi 7 juin 2016

Note de lecture : Joseph Conrad

Le duel
de Joseph Conrad


Je viens d’écouter, avec quelques jours de retard, une interview diffusée le vendredi 3 juin. Il s’agit de l’émission de Géraldine Mosna-Savoye, Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture. L’invité, c’était Didier Eribon qui parlait de son dernier livre : Principes d’une pensée critique (1).

Tout en étant fort intéressé et globalement assez d’accord avec ce qu’expliquait Eribon, je me suis demandé ce qui me gênait. Les deux principes qu’il défend dans son livre sont le déterminisme et l’immanence, ce qui - au-delà d’une conjonction quelque peu paradoxale - ne sont pas les pires des principes, s’il faut en choisir. Mais en même temps, tout ce qu’il dit témoigne d’abord et avant tout d’un parcours personnel douloureux qui détermine en bonne partie ses préférences, ses choix et ses illusions. Combattre toute domination est pour lui un des acquis de sa propre histoire et les modalités auxquelles ce combat devrait se soumettre sont la trace très tangible des affronts qu’il a subis. Si je dis que cela me gène, ce n’est certes pas pour lui en faire le reproche, mais uniquement pour constater que son relativisme déterministe s’arrête très précisément là où sa propre expérience commence. Ou pour le dire plus chronologiquement, son nécessitarisme est probablement né des contraintes qui ont douloureusement marqué son enfance, au point que le poids des oppressions s’est calibré à partir de celles qu’il a ressenties.

Didier Eribon, au cours de cette émission, a bien des fois insisté sur l’importance que peut avoir la littérature pour qui cherche à comprendre. Et il a totalement raison. Ainsi, lorsqu’il est question de déterminisme, un récit vaut largement toutes les digressions théoriques. Et - parmi une multitude d’œuvres de fictions qui l’illustreraient aisément -, je pense par exemple à cette nouvelle de Joseph Conrad intitulée Le duel (2).

Le duel, c’est l’histoire de deux officiers de cavalerie des armées napoléoniennes qui entretinrent pendant plus de trois lustres une querelle qui réclama d’eux qu’ils se battent à plusieurs reprises, chaque fois dans le but d’en finir. Le motif originel de ce différend était à ce point inconsistant que les deux protagonistes renoncèrent à en parler, ce qui ne fit que grossir la rumeur leur prêtant des raisons aussi mystérieuses qu’éminentes.

Mais ce dont toute la nouvelle atteste, c’est de la puissance qu’exerce sur chacun un contexte qui porte en lui les impératifs que chacun se donne, les aveuglements dont chacun souffre, les entêtements que chacun cultive, les reculades que chacun s’interdit. L’expression abstraite et théorique de ces nécessités reste inapte à en rendre vraiment compte, car cette puissance réside autant dans les détails les plus anodins que dans les engagements les plus explicites. Toute la nouvelle l’illustre ; j’en donne ici un seul exemple dans le récit d’un des duels, tel que le vécut l’un des deux duellistes, le capitaine d’Hubert :
« Il avait reçu la veille une lettre de sa famille lui annonçant que sa sœur unique allait se marier. Il réfléchit que depuis son départ en garnison à Strasbourg, elle avait alors dix-neuf ans et lui vingt-six, il ne l’avait vue qu’à deux brèves reprises. Ils avaient été grands amis et confidents, et maintenant on allait la marier à un homme qu’il ne connaissait pas - quelqu’un sans doute de très honorable, pas moitié assez bien pour elle. Il ne reverrait jamais sa chère Léonie. Elle avait une petite tête bien pleine, et beaucoup de tact ; elle saurait s’y prendre avec son mari. Il ne doutait pas du bonheur de sa sœur, mais il se sentait évincé de la première place qu’il occupait dans ses pensées depuis qu’elle avait su parler. Le regret nostalgique de ses années d’enfance envahit le capitaine d’Hubert, troisième aide de camp du prince de Pontecorvo.
Il écarta la lettre de félicitations qu’il avait commencé à rédiger par obligation, mais sans enthousiasme. Il prit une autre feuille de papier et y traça les mots :
Mes dernières volontés. Absorbé par la contemplation de ces trois mots, il s’abandonna à des réflexions déplaisantes. Le pressentiment qu’il ne reverrait jamais le décor de son enfance pesait sur son humeur égale. Il se leva d’un bond, repoussant sa chaise, bâilla avec soin pour bien montrer qu’il n’avait cure des pressentiments, et, se jetant sur son lit, s’endormit. Durant la nuit, il frissonna à plusieurs reprises sans se réveiller. Le lendemain matin, il chevaucha hors de la ville entre ses deux témoins, échangeant des banalités et regardant à gauche et à droite, avec un détachement apparent, les épaisses brumes matinales qui recouvraient les champs verts et plats bordés de haies. Il franchit un fossé, et vit de nombreuses silhouettes de cavaliers dans la brume.
- Il semblerait que nous allons nous battre devant la galerie, murmura-t-il amèrement en aparté.
Ses témoins étaient plutôt inquiets de l’état du ciel, mais un pauvre soleil blafard finit par émerger des basses vapeurs, et le capitaine d’Hubert distingua au loin trois cavaliers un peu à l’écart des autres. Il s’agissait du capitaine Féraud et de ses témoins. Il dégaina son sabre pour s’assurer qu’il était bien fixé à son poignet. Les témoins, qui avaient formé jusque-là un groupe compact, leurs chevaux tête contre tête, se séparèrent au petit galop, laissant un vaste champ libre entre son adversaire et lui. Le capitaine d’Hubert regarda le piètre soleil, les champs tristes, et l’imbécillité du combat imminent le remplit de désolation. D’un coin éloigné du champ, une voix de stentor hurla les commandements à intervalles réguliers :
Au pas - Au trot - Charrrgez !… On n’a pas en vain le pressentiment de sa mort, pensa-t-il en éperonnant son cheval.
Aussi fut-il plus que surpris lorsque, au tout premier choc, le capitaine Féraud reçut une blessure au front qui l’aveugla de sang et mit fin au combat presque avant qu’il eût véritablement commencé. Il était impossible de continuer. Le capitaine d’Hubert, laissant son ennemi jurer horriblement et chanceler sur sa selle entre ses témoins atterrés, franchit de nouveau le fossé pour gagner la route et rentrer chez lui au trot avec ses deux témoins, qui semblaient plutôt horrifiés par une issue aussi expéditive. Et il termina dans la soirée sa lettre de félicitations à l’adresse de sa sœur pour son mariage.
 » (pp. 55-56)

On mesure après ça - je l’espère - avec quelle retenue je me suis permis d’épingler ce que je crois être l’origine des préférences de Didier Eribon. Il ne s’agit en fait que de montrer combien me paraît indispensable de ne jamais se considérer quitte d’un devoir d’introspection visant à débusquer ce qui parle pour nous dans notre discours. Avec l’idée très nette que je m’en sens moi-même trop facilement quitte, bien sûr.

Ainsi, qu’est-ce donc qui m’a conduit à évoquer Conrad et son Duel - voire à choisir ce passage des pages 55 et 56 -, sinon une certaine façon de le lire qui fait surtout plaisir à mon désir d’y voir ce qui m’agrée ? Un déterminisme touffu, aussi illisible que patent ? Un courage d’écrire qui surmonte les envies d’abandonner ? Une peinture du sens commun d’une période de l’histoire ?

Dans la “Note de l’auteur” qu’il publia en introduction du recueil de nouvelles dans lequel figurait Le duel - note dont un extrait est reproduit sous la forme d’une “Posface” dans la version française de la nouvelle éditée par Payot & Rivages -, Conrad explique ceci :
« À la vérité, dans mon esprit, ce récit est une incursion sérieuse, voire appliquée, dans le roman historique. Ayant beaucoup entendu parler dans mon enfance de la grande légende napoléonienne, j’avais le sentiment que je m’y trouverais à l’aise, et Le Duel est le fruit de cette conviction ou, si le lecteur préfère, de cette présomption. Même si l’histoire aurait pu être mieux racontée, je n’éprouve aucun regret. Un livre peut toujours être mieux conçu ; mais c’est là le genre de réflexion qu’un écrivain doit écarter courageusement s’il ne veut pas que ses conceptions restent à jamais des visions personnelles, des rêveries éphémères. Combien de ces visions n’ai-je pas vues s’évanouir ainsi ! Mais celle-ci s’est fixée sur le papier, manifestation de mon courage, si vous voulez, ou preuve de ma témérité. Ce que je me remémore avec le plus de plaisir, c’est le témoignage de quelques lecteurs français qui m’ont affirmé que j’avais “merveilleusement” su rendre l’esprit de toute une époque dans cette centaine de pages. Exagération certes imputable à leur bienveillance, mais je continue pourtant de la serrer sur mon cœur, car c’est exactement ce que je cherchais d’attraper dans mon petit filet : l’esprit d’une époque - jamais purement militariste dans le long fracas des armes, mais juvénile, presque enfantin dans son exaltation du sentiment - naïvement héroïque dans sa foi. » (pp. 127-128)

Voilà qui me conforte trop pour que je ne tire pas un signal d’alarme. Et si c’était tout autre chose, que son talent littéraire me dissimule ? Je dois me poser la question, notamment chaque fois qu’une de ses phrases me fascine tant que j’en oublie les autres. Ainsi, lorsque, à l’instigation de sa sœur, d’Hubert, devenu général, envisage de se marier, Conrad écrit :
« Le général d’Hubert n’était pas homme à se satisfaire, le moment venu, d’une femme et d’une fortune. Son orgueil (et l’orgueil vise toujours le vrai succès) ne serait pas contenté sans amour. Mais comme le véritable orgueil exclut la vanité, il n’imagina guère que cette mystérieuse créature aux yeux profonds et brillants, couleur violette, pourrait éprouver pour lui un sentiment autre que l’indifférence. » (p. 86)
Cette assertion - le véritable orgueil exclut la vanité - me semble dire en six mots bien davantage que certaines pages entières. Et ce qui est dit, en l’occurrence, plonge dans cette perplexité très particulière qui nous saisit lorsque nous entrevoyons des choses qui nous font et dont nous ne savons vraiment pas que faire, alors même que nous voudrions d’une certaine façon nous emparer de nous-mêmes et que nous comprenons ce que cela a d’impossible.

(1) Fayard, 2016. C’est un livre que je n’ai pas encore lu.
(2) Jospeh Conrad, Le duel, trad. par Michel Desforges, Éd. Payot & Rivages, 1993.

Autres notes sur Conrad :
Nostromo
La folie Almayer
Un paria des îles
Amy Foster
L’agent secret
Le retour

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