jeudi 30 avril 2015

Note d’opinion : le sociologisme

À propos du sociologisme

En page 15 du journal Le Monde du 22 avril 2015, on trouve un article de Christian de Montlibert consacré au dernier livre de Philippe Val, Le malaise dans l’inculture (1). Ce livre, je ne l’ai pas lu et je n’ai nullement l’intention de le lire. Il me reste à expliquer pourquoi.

Dans le premier paragraphe de son article, Montlibert rassemble quelques courts extraits du livre de Val, juste de quoi indiquer à quoi celui-ci s’attaque. Il serait certainement téméraire de s’en tenir à ces quelques phrases pour porter un jugement autorisé sur Le malaise dans l’inculture. Mais cela me semble suffisant - peut-être ai-je tort - pour renoncer à sa lecture. D’autant que, en dehors du fait que ce livre illustre sans doute assez bien - peut-être même de façon caricaturale - ce que la doxa d’aujourd’hui pense des recherches en sciences sociales, c’est d’abord du sociologisme dont je veux parler, et du sociologisme que certains des propos de Montlibert dans l’article cité m’incitent à évoquer.

« La science est déterministe » rappelle Montlibert. Incontestablement. Et cela signifie qu’elle peut tenter de démêler le vrai du faux à propos de faits dont les causes sont mesurables, et seulement de ceux-là. Mais lorsqu’il s’agit de tenter d’élucider le comportement humain, cette ambition se heurte à des résistances d’une nature particulière. Car, généralement, chacun s’explique suffisamment son propre comportement et peut-être aussi celui des autres pour juger inopportun, téméraire et même arrogant - voire blessant - tout schème explicatif tombant d’ailleurs, fût-il affirmé scientifique.

Voilà pourquoi, pour être en mesure d’accepter une analyse sociologique - à supposer qu’elle ait été menée avec la rigueur qu’exige une approche scientifique -, il faut soi-même être enclin à une modestie et même à quelque chose comme un effacement de soi auxquels même bien des sociologues n’accèdent pas. Les errements de la mauvaise sociologie - celle qui cède à la tentation de donner des gages à la sociologie spontanée - arment les adversaires des sciences sociales, lesquels ont alors peu à faire pour s’en prendre à la sociologie la plus rigoureuse qui soit, puisqu’ils donnent l’apparence d’user d’arguments qui se sont déjà révélés pertinents vis-à-vis d’hypothèses qui n’ont même pas le charme de la sociologie spontanée.

Montlibert rappelle opportunément combien l’anti-sociologie alla de paire avec les progrès de la discipline. Durkheim fut attaqué à la fin de la première décennie du XXe siècle, l’opposition reprit de plus belle dans les années 30 et notre époque vit le même genre de contestation. À cela s’ajoute le fait que, de nos jours, un courant dominateur de la sociologie - une sociologie dite pragmatique - a incorporé les réticences des profanes et a revalorisé la sociologie spontanée, minimisant ainsi la nécessité de la rupture avec le sens commun qui reste pourtant la première garantie d’une démarche rigoureuse.

Où il m’est plus malaisé de suivre Montlibert, c’est lorsqu’il affirme que « prendre le parti de la science, ce n’est pas soumettre le monde à des mécanismes aveugles, comme Val se plaît à le répéter, mais contribuer à l’émancipation », reprenant ainsi à son compte l’un des aspects selon moi les plus fragiles de la démarche de Bourdieu. Si, par impossible, la sociologie était émancipatrice, on pourrait légitimement se demander de quoi. Car il faut craindre que, si l’élucidation d’une aliénation donnait à ceux qui la subissent les moyens d’y échapper - ce dont je doute fortement -, ce ne pourrait être que pour en subir une autre, tant tout système social suppose des adhésions non conscientes faute desquelles il n’y aurait plus de corps social. Ce qui conduit à penser que l’émancipation complète - si tant est qu’elle soit concevable - coïnciderait avec la disparition de la société. Il ne m’échappe pas que certaines aliénations sont plus lourdes que d’autres, ni qu’il soit politiquement et moralement justifié d’en dénoncer certaines. Mais la nature de la connaissance scientifique, outre qu’elle entrave très fortement sa diffusion au sein du corps social, ne me paraît pas compatible avec l’expression de souhaits de changements.

Et lorsque Montlibert s’acharne à distinguer déterminisme de la science et déterminisme philosophique - comme si tout pont jeté entre les deux aurait la fâcheuse conséquence de rapprocher encore un peu plus les partisans du libre arbitre et les adversaires des sciences sociales -, il me semble davantage défendre la discipline qu’il ne la sert. Car les succès de la science plaident évidemment pour les qualités heuristiques de la causalité et apporte donc de l’eau au moulin du déterminisme philosophique. Que nombreux soient ceux qui souhaitent préserver une parcelle de conscience libre - apte à créer ex nihilo ce que l’individu aurait de spécifique - ne fait qu’illustrer cette autre nécessité à laquelle l’homme est confronté, à savoir de se penser effectivement comme détenteur d’une telle parcelle, même lorsqu’il fait l’effort de s’admettre déterminé.

Il y a quelque chose de fatal dans l’existence d’illusions sur soi-même et sur les autres et il n’est possible d’y échapper quelque peu que de manière très temporaire et dans le cadre d’une méthode qui réclame une vigilance de tous les instants. Dès les découvertes astronomiques, physiques et biologiques des quatre siècles passés, la science a dû vaincre celles de ces illusions (géocentrisme, fixisme, etc.) dont la doxa s’est aujourd’hui très majoritairement débarrassée. Mais celles qui ont à voir le comportement humain sont autrement résistantes et la fragilisation de l’une d’elle participe sans plus à la consolidation d’une autre.

Le sociologisme, c’est l’abus de l’argument sociologique. Par exemple, il y a quelque chose de sociologiste à prétendre que le genre est toujours distinct du sexe et qu’il se choisit. Mais la plupart de ceux qui dénoncent le sociologisme ne s’arrêtent pas là. Ils profitent du caractère péjoratif du mot pour l’asséner aux recherches qui les dérangent. Et lorsque de mauvais sociologues publient des fadaises, ils fournissent une bonne raison à ceux-là qui dégainent l’accusation de sociologisme à l’égard de toute hypothèse qui leur paraît mettre en péril leur libre arbitre.

Mais je m’aperçois que je radote : j’ai déjà dit tout ça ailleurs (2).

(1) Philippe Val, Le malaise dans l’inculture, Grasset, 2015.
(2) Cf. des notes antérieures, telles celle sur Boltanski (31/10/10), celle sur Boudon (31/03/11), une de celles sur Bourdieu (10/04/2010), celle sur le déterminisme (3/07/13), celle sur la science (19/12/14) ou encore celle sur les rapports entre la philosophie et la science (22/01/02).

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